Marie, Mère de Miséricorde et Porte du Ciel

Colloque de l’Association des Œuvres mariales

Sur le thème : Maria, Mater Misericordiae

Paris, 21-22 janvier 2016

 

Introduction

 

Si j’ai accepté de répondre à l’invitation qui m’a été faite de participer à votre colloque sur « Marie, Mère de Miséricorde », c’est non par compétence théologique – ce que je n’ai pas - mais en qualité de témoin - et je dirais de témoin émerveillée - devant l’action conjointe de Marie et de son Fils dans cette dernière étape de la vie de personnes qui ont souvent été bousculées dans leur existence.

La Vierge Immaculée a toujours eu une très grande place dans la Congrégation. Toutes nos chapelles lui sont dédiées. Elle est au cœur de notre formule de consécration religieuse. Sa vie cachée à Nazareth avec Joseph et Jésus est le modèle de notre vie communautaire. Le chapelet, que nous aimons à prier chaque jour, est souvent la clé qui ouvre de manière mystérieuse le cœur des Personnes Agées à Dieu. Enfin, elle est très présente dans le cœur des Résidents. Dans combien de maisons, j’ai vu des personnes – surtout des femmes – qui priaient leur chapelet chaque jour, voire leur rosaire en entier. Dans les pays méditerranéens, cette prière est le plus souvent communautaire. En France, même si cette prière est proposée à la chapelle, beaucoup de personnes préfèrent la dire dans le secret de leur chambre. J’ai vu aussi des hommes prier chaque jour une dizaine de chapelet. Et, selon une Petite Sœur expérimentée, « une dizaine chez les hommes vaut un chapelet chez les femmes ! »

En cette année de la vie consacrée qui s’achève, où le Pape François nous a invités à faire mémoire des biens reçus, je voudrais faire mémoire avec vous d’expériences très concrètes vécues personnellement au chevet de résidents – ou que j’ai pu recevoir d’autres Petites Sœurs - et qui m’ont fait découvrir comment Marie se montrait Mère de Miséricorde tout particulièrement à l’heure de la mort, conformément à ce que nous lui demandons lorsque nous prions notre chapelet : « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. » 

Le Salve Regina, qui clôt chacune de nos journées, nous servira de trame. Le Pape François, au n° 24 de Misericordiae Vultus, nous encourage à lui adresser « l’antique et toujours nouvelle prière du Salve Regina, puisqu’elle ne se lasse jamais de poser sur nous un regard miséricordieux, et nous rend dignes de contempler le visage de la miséricorde, son Fils Jésus. » Cette phrase du Pape François résume admirablement bien ce que j’ai pu vivre dans ma vocation hospitalière de Petite Sœur des Pauvres.

Je vais donc dérouler devant vous comme un « chapelet de souvenirs » sur lequel j’égrènerai, en action de grâces, les miséricordes du Seigneur tout particulièrement à l’heure de la mort.

Marie, Porte du Ciel 

Nos Constitutions nous disent : « Nous sommes heureuses de partager entre nous la veille des Vieillards mourants, afin de ne jamais les laisser seuls. Cette préparation de leur âme à l’éternelle rencontre est le sommet de notre action apostolique. Elle nous associe au mystère de l’agonie du Sauveur. Nous confions les agonisants à Marie, Porte du Ciel, à saint Joseph, Patron des mourants, et à notre bienheureuse Mère, Jeanne Jugan. » (Art. 101)

Nous confions les agonisants à Marie, Porte du Ciel. Une chose est de connaître une phrase en son texte, une autre est de l’expérimenter dans sa vie.  Je partirai donc d’un fait concret, vécu alors que j’étais jeune professe, qui est resté gravé dans ma mémoire et qui m’a fait toucher du doigt que Marie est véritablement la Porte du ciel.

Durant le repas du soir qui se déroulait en silence, la Petite Sœur d’un des services se lève de table, murmure quelques mots à l’oreille de la supérieure puis s’en va. Une fois le repas fini, la supérieure nous dit : « Mes Petites Sœurs, Mme Untel n’est pas bien, c’est la fin. Montons ». Une fois la vaisselle achevée, toute la communauté se retrouve peu à peu autour du lit de cette personne âgée. Elle était très agitée, angoissée. Il faisait chaud. La Petite Sœur qui s’occupait d’elle lui tenait la main, lui épongeait le front, lui disait quelques mots à l’oreille. Dès qu’elle entendait sa voix, elle se calmait quelques instants puis le combat reprenait. C’est alors que la mère supérieure, calmement mais fermement a dit : « Mes Petites Sœurs, prions le chapelet ». Cette petite phrase, avec la longue expérience qui était la sienne, tombait comme une évidence : à ce point ultime et à l’heure du dernier combat, c’était la seule chose qu’il nous restait à faire. Nous avons donc commencé toutes ensemble à prier le chapelet. Et là, sous mes yeux, j’ai vu la personne se calmer peu à peu, comme si une puissance ennemie cédait sous la douce protection de Marie. A la fin du chapelet, elle était dans une paix totale. Elle nous a quittées peu après, toujours dans la paix. Jamais de ma vie je n’avais encore expérimenté à ce point le combat qui peut être le nôtre à l’heure du grand passage et comment Marie invoquée « maintenant et à l’heure de la mort » nous ouvre la porte du ciel.

Cette expérience vécue est comme une expression concrète de ce que nous chantons chaque soir dans le Save Regina : « Ces yeux miséricordieux qui sont les tiens, tourne-les vers nous / Et Jésus, le fruit de ton sein /  après cet exil, montre-le nous, / ô clémente, ô bienveillante, ô douce Vierge Marie. »

Nous te saluons, Reine, mère de miséricorde

Marie est Mère et, en bonne Mère, elle n’abandonne pas ses enfants. Elle qui était debout au pied de la croix de son Fils est debout au pied de chacune de nos croix, même si nous ne nous en rendons pas toujours compte. Elle qui était là, à l’heure de la mort de son Fils, à l’heure de la mort des deux brigands crucifiés en même temps que son Fils, comment ne serait-elle pas présente à l’heure de notre mort alors que, tant de fois, tout au long de notre vie, nous lui avons répété en priant le Je vous salue Marie : « Prie pour nous, pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort ».

Je me souviens d’un résident, lorsque j’étais jeune professe en Italie, qui s’était écrié d’une voix forte alors que se terminait la prière du chapelet : « Et les litanies ? » Surprise, je lui avais demandé : « Vous voulez prier les litanies de la Sainte Vierge ? » De la même voix forte, il m’avait répondu : « Bien sûr ! Un chapelet sans litanies, c’est comme une belle à qui il manque un œil ! » Cet homme est mort un 15 août. Juste avant, j’étais avec sa femme et une autre Petite Sœur près de son lit priant le chapelet. Me souvenant de son amour pour les litanies, je suis vite partie chercher un fascicule. Nous avons prié ensemble les litanies et il s’est éteint doucement à la fin des litanies. Lui qui aimait tellement la Sainte Vierge est parti le jour de l’Assomption.

Le Pape François, dans sa catéchèse du 13 janvier 2016 sur la miséricorde évoque cet aspect maternel en Dieu. « Ce mot miséricordieux évoque une attitude de tendresse comme celle d’une mère à l’égard de son enfant. En effet, le terme hébreu utilisé par la Bible fait penser aux viscères ou également au sein maternel. L’image qu’il suggère est donc celle d’un Dieu qui s’émeut et s’attendrit pour nous comme une mère quand elle prend son enfant dans ses bras, ne souhaitant qu’aimer, protéger, aider, prête à tout donner, également elle-même. »

Vie, douceur et notre espoir, nous te saluons !

Marie est douceur. La douceur et la paix rencontrées bien souvent au chevet des mourants sont aussi pour moi un des signes de la présence de Marie, Mère de Miséricorde.

Pour avoir travaillé en milieu hospitalier dans les années 75-80, j’ai souvent expérimenté comment la mort était vécue comme un échec de la médecine. Je repense à ce jour où j’ai dû appeler l’interne de garde pour une personne âgée en fin de vie. Pris de panique, il a dit : « Vite, il faut l’intuber » - « Mais elle va mourir », lui ai-je répondu. « Il faut tout faire pour la sauver » fut sa réponse. Cette intubation ne fit qu’accélérer la fin de la patiente. Aussi ai-je été frappée, lorsque l’on m’envoya en stage chez les Petites Sœurs de découvrir qu’ici, la mort faisait partie de la vie. Je revois encore cette personne âgée en fin de vie dans ce vieux dortoir où les lits étaient séparés par des rideaux. La paix qui régnait en ce lieu ! La Petite Sœur s’échappait régulièrement du service de table, à l’heure du déjeuner des Résidents, s’approchait du lit, lui passait la main sur le front, lui parlait, puis retournait à son service. Les Personnes Agées elles-mêmes venaient la voir, comme on vient visiter un membre de sa famille.  Tout semblait si paisible, si naturel.

Pour moi, cette simple présence est déjà présence mariale. Benoît XVI l’a bien souligné lors de son homélie à Lourdes le 15 septembre 2008 : « Quand la parole ne sait plus trouver de mots justes, s'affirme le besoin d'une présence aimante. » Puis il ajoutait, s’adressant aux hospitaliers, aux brancardiers et aux accompagnateurs : « Le service de charité que vous rendez est un service marial. Marie vous confie son sourire, pour que vous deveniez vous-mêmes, dans la fidélité à son Fils, source d'eau vive. Ce que vous faites, vous le faites au nom de l'Église, dont Marie est l'image la plus pure. Puissiez-vous porter son sourire à tous ! »

Vers toi nous crions, enfants d’Eve exilés

« Vers toi nous crions, fils d’Eve exilés / vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant / dans cette vallée de larmes. »

Jean-Paul II nous le rappelait dans Dives in Misericordia : « Marie a été appelée d'une manière spéciale à rendre proche des hommes cet amour que (son fils) était venu révéler: amour qui trouve sa manifestation la plus concrète à l'égard de ceux qui souffrent, des pauvres, des prisonniers, des aveugles, des opprimés et des pécheurs…. » (DM 9)

Combien de peines Marie n’a-t-elle pas consolées, combien de larmes n’a-t-elle pas essuyées au cours de trajectoires souvent difficiles ?

Je me souviens de cet ancien combattant de la guerre du Vietnam qui avait un penchant pour la bouteille et qui revenait ivre pratiquement tous les samedis soirs – avec ce que cela peut comporter sur les relations sociales à l’intérieur d’une maison de retraite. Il vivait cette situation dans un total déni et me disait souvent le dimanche matin : « Oh, ma sœur Marie, j’avais un de ces mal de tête hier soir ! » Puis tout à coup, la situation s’est aggravée. Sans que je comprenne pourquoi, il revenait ivre plusieurs fois par semaine et la situation devenait très conflictuelle avec les autres. Un jour, devant aller à Paris, je suis allée prier à la rue du Bac, je l’ai confié à Marie et suis revenue avec une médaille miraculeuse, priant Marie de trouver le moment opportun pour la lui offrir. Quelques jours plus tard, je le croise. Il était seul, bien disposé et je lui ai simplement dit en l’appelant par son nom : « La semaine dernière, je suis allée à Paris, j’en ai profité pour aller à la Rue du Bac et j’ai prié pour vous. » A ce moment, je sens cet homme tout ému : « Vous avez prié pour moi ? » - « Oui, et je vous ai même rapporté un petit cadeau ». Et je lui offre la médaille. Et là, contre toute attente, il commence par reconnaître qu’il boit et me raconte sa douloureuse histoire : la guerre du Vietnam, comment il a commencé à boire pour surmonter l’atrocité de la guerre, son retour à la maison où, devenu alcoolique, il battait sa femme qui a fini par s’enfuir avec sa fille.

Quelques jours plus tard, je le rencontre de nouveau et il me montre avec beaucoup de fierté la médaille qu’il avait accrochée au revers de sa veste. La conversation reprend là où on l’avait laissée. Et là, il me confie qu’il s’est remis à boire par vengeance, parce qu’on lui avait supprimé la dernière grande joie de sa vie qui était un séjour en vacances près de Lourdes. Après enquête, je découvre que son nom avait été rayé de la liste précisément à cause de son penchant pour la bouteille et des troubles qu’il avait occasionnés. Alors, je lui promets de faire tout ce que je peux pour soutenir le projet de son voyage dans les Pyrénées si, de son côté, il me montre qu’il est capable d’arrêter de boire, ou du moins, de ne plus revenir ivre. « Vrai, ma Sœur Marie, vous feriez ça pour moi ? » Emu de cette confiance, il commença à changer. Quelques mois plus tard, il partait en vacances près de Lourdes. Ce furent ses dernières vacances. Il est mort dans les mois qui ont suivi. Quelques temps avant sa mort, il m’a dit désirer revoir sa fille pour lui demander pardon. Celle-ci avait plusieurs fois essayé de le contacter mais il n’avait jamais donné suite. Et maintenant, il était pris de remords. Nous avons essayé de la contacter mais sans succès. Mais il avait fait le pas. Il en avait le désir.

Cet exemple nous fait prendre conscience de deux choses. La première, c’est que la miséricorde est inséparable de la vérité. « La grâce – nous dit Benoît XVI -  n'exclut pas la justice. Elle ne change pas le tort en droit. Ce n'est pas une éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui s'est fait sur la terre finisse par avoir toujours la même valeur. » (Spe Salvi 44) Le mal qui a été fait a bien été fait. La foi en la miséricorde est cette démarche qui commence par nous faire reconnaître le mal que nous avons fait, le péché que nous avons commis pour ensuite en demander pardon à Dieu. « Reconnais seulement ce que tu as fait » (Jr 3, 13), dit Dieu dans le prophète Jérémie. « Revenez à moi de tout votre cœur » (Jl 2, 12), dit encore le Seigneur à travers le prophète Joël. Reconnaître pour revenir. C’est l’attitude de l’enfant prodigue. C’est celle du bon larron : « Pour nous, c’est justice, nous avons ce que nous méritons mais lui n’a rien fait de mal. Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »

Le second aspect qui émerge de cet exemple est l’importance du désir. Le Pape François, dans son récent livre Le nom de Dieu est miséricorde, a cette très belle phrase : « Le remède existe, la guérison existe, si seulement nous faisons un tout petit pas vers lui… ou si nous avons, du moins, le désir de le faire. » Et Andrea Tornielli ajoute ce commentaire : « Dieu nous attend les bras ouverts, il suffit de faire un pas vers Lui, comme le fils prodigue. Mais si nous n’avons pas la force d’accomplir cela, à cause de l’étendue de notre faiblesse, il faut avoir, au moins, le désir de le faire.[1] »

L’homme dont je viens de vous parler portait toujours sur lui la médaille miraculeuse. Sur sa table de nuit, trônait une Vierge à l’enfant qu’il m’avait gentiment dérobée – car il était kleptomane – mais il me disait avec un clin d’œil malicieux : « Elle veille sur moi ». Cette confiance toute simple fait penser aux paroles du Pape François, lors de l’ouverture de la Porte Sainte à Ste Marie Majeure, ce 1er janvier 2016 : « Il est plus que jamais approprié que nous invoquions la Vierge Marie… comme Mère de la miséricorde. La Porte Sainte que nous avons ouverte est de fait une Porte de la Miséricorde. Quiconque passe ce seuil est appelé à s’immerger dans l’amour miséricordieux du Père, avec une pleine confiance et sans aucune crainte ; et il peut repartir   avec la certitude, qu’il aura à ses côtés la compagnie de Marie. Elle est Mère de la Miséricorde, parce qu’elle a engendré dans son sein le Visage même de la divine miséricorde, Jésus, l’Emmanuel … (Marie)… se fait pèlerine pour que nous ne soyons jamais seuls sur le chemin de notre vie, surtout dans les moments d’incertitude et de souffrance. »

O notre avocate

Marie est notre avocate. « Près de la croix, Marie … est témoin des paroles de pardon qui jaillissent des lèvres de Jésus. Le pardon suprême offert à qui l’a crucifié nous montre jusqu’où peut aller la miséricorde de Dieu. Marie atteste que la miséricorde du Fils de Dieu n’a pas de limite et rejoint tout un chacun sans exclure personne. » (MV 24)

Depuis ce lointain vendredi saint où Jésus lui a dit : « Femme, voici ton fils », Marie ne cesse d’intercéder pour ses enfants que nous sommes, tout spécialement « pour ceux qui ont le plus besoin de sa miséricorde ». Charles Péguy l’avait bien compris, lui qui, dans son poème Eve, s’adresse à Marie en ces termes :

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme on pèse un démon.
Que Dieu mette avec eux un peu de ce limon
Qu'ils étaient en principe et sont redevenus….

Mère voici vos fils qui se sont tant perdus.
Qu'ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue.
Qu'ils soient réintégrés comme l'enfant prodigue.
Qu'ils viennent s'écrouler entre deux bras tendus. (Eve)

Comme le disait si bien St Jean-Paul II dans son encyclique Dives in Misericordia, si l’amour miséricordieux, en Dieu, « se manifeste surtout au contact du mal physique et moral », « chez la Mère de Dieu, elle se fonde sur le tact particulier de son cœur maternel, sur sa sensibilité particulière, sur sa capacité particulière de rejoindre tous ceux qui acceptent plus facilement l'amour miséricordieux de la part d'une mère. » (DM 9)

Combien de fois ne l’avons-nous pas expérimenté ? « Par l’Ave Maria, nous irons en Paradis », disait Jeanne Jugan.

Je pense à cet homme qui n’avait plus mis les pieds à l’église depuis son mariage et qui avait été, dans sa vie, probablement plus proche du parti communiste que de l’Eglise mais qui était d’une grande bonté et d’une grande droiture. Atteint d’un cancer, la Petite Sœur responsable du service s’est occupée davantage de lui. Un lien de confiance s’est instauré entre eux. Un jour où le moral était moins bon, la Petite Sœur lui a proposé de dire un Je vous salue Marie. « Oh, répondit-il, je ne sais pas si je m’en souviens encore mais ma grand-mère me l’a appris quand j’étais gosse ». Et tous deux ont récité ce Je vous salue Marie. Le lendemain puis les jours suivants, avant de quitter la chambre le soir, elle lui proposait de nouveau cette prière qu’ils disaient ensemble. Un matin, avant d’entrer dans sa chambre, elle fut prise d’un cas de conscience : « Pour un homme qui n’a jamais fréquenté l’Eglise, est-ce que je ne vais pas trop vite ? » Or, ce fut ce jour-là précisément que cet homme lui dit : « Oh, ma Petite Sœur, j’ai très mal dormi cette nuit mais… j’en ai profité pour lui parler. » - « A qui ? » demande la Petite Sœur. A ce moment-là, montrant le tableau de la Vierge Marie qui était sur le mur, près de son lit : « A elle ! » Inutile de vous dire l’émotion de la Petite Sœur. Cet homme semblait si bien disposé qu’elle lui a même demandé, au cours de la conversation qui a suivi, s’il voulait voir l’aumônier pour se confesser. « Ah non ! Avec vous, c’est différent ! Vous me soignez tous les jours, vous prenez soin de moi. » Quelques jours plus tard, la Petite Sœur venait à peine d’entrer qu’il lui demande aussitôt : « Ma Petite Sœur, appelez le prêtre, je veux me confesser ! » Après sa confession, il était rayonnant : « Je suis comme un enfant qui vient de naître. Ah, si j’avais su que c’était cela la confession, je n’aurais pas attendu si longtemps ! » Quelques heures plus tard, il nous quittait pour l’éternité.

Il avait suffi d’un Ave Maria prié avec confiance durant quelques jours pour que cet homme laisse s’entrouvrir la porte de son cœur à la grâce de Dieu.  Marie-Hélène MATHIEU, co-fondatrice de l’OCH avec Jean VANIER, souligne bien, dans sa très belle conférence de Carême à Notre-Dame de Paris, le 20 mars 1988, la « place unique de Marie dans toute l’histoire du salut ». « Cette place unique, dit-elle, nous l'évoquons chaque fois que nous disons l'Ave Maria, quand nous lui demandons de prier pour nous "Maintenant et à l'heure de notre mort" comme elle était là à l'heure de la mort de Jésus. Chaque fois que nous prononçons ces paroles, même si nous n'y pensons pas clairement, la Vierge Marie, elle, les entend. La Mère de Miséricorde veille sur le destin de chacun et il ne nous est demandé que de lui laisser la porte ouverte de notre cœur, la porte de notre "oui" ».

Ces yeux miséricordieux qui sont les tiens, tourne-les vers nous. 

Un autre aspect, qui est pour nous source de grande joie, c’est la réconciliation qui s’opère entre plusieurs membres d’une même famille avant le grand passage. Comment ne pas y voir la douce présence de Marie, elle qui, « au pied de la Croix, voit son Fils qui s’offre totalement et témoigne ainsi ce que signifie aimer comme Dieu aime… Elle entend prononcer par Jésus ces paroles … : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). … A l’exemple de Jésus et avec sa grâce, (Marie) a été capable de pardonner à tous ceux qui étaient en train de faire mourir son Fils innocent. [2]» Elle qui « est Mère de Dieu qui pardonne[3] », nous aide à nous réconcilier entre nous, à nous réconcilier avec son Fils.

Je vous lis simplement ce témoignage d’une Petite Sœur :

« Ancien navigateur, Mr X. avait sillonné bien des mers ! Ses nombreuses absences l’avaient éloigné de son épouse et de sa fille. Il les délaissa. Vieilli, il sollicita son entrée à « Ma Maison ». Il y vécut une quinzaine d’années. Discret et réservé, il était très attaché à l’ambiance familiale de la maison. Il aimait converser avec l’un des prêtres résidents. Croyant, il ne pratiquait pas, n’allant à la chapelle que pour les obsèques des personnes âgées de la maison ou lorsque une messe était célébrée pour les parents défunts des Petites Sœurs.

« Sa fille, qui habitait à une vingtaine de kilomètres, avait renoué avec son vieux père, à l’insu de sa mère demeurant avec elle.

« Mr X. était soigné depuis des années pour une artérite des membres inférieurs. Son état s’aggrava subitement. Il dut être hospitalisé d’urgence. Un mauvais état général et cardiaque ne permit pas d’envisager l’amputation, malgré la gangrène menaçante. Sans illusion sur son état, il demanda à sa fille de signer une décharge pour lui permettre de rentrer « chez lui ». Il voulait mourir entouré des Petites Sœurs. Dès son retour, il exprima son désir que l’on prévienne son épouse, suppliant que l’on veuille bien intervenir auprès d’elle. Ce fut fait par l’intermédiaire de sa fille.

« Le malade sommeillait lorsque la Mère supérieure entra dans sa chambre pour lui annoncer la visite désirée. Soutenue par sa fille, son épouse s’approcha de son lit. En nous retirant pour les laisser seuls tous deux, nous la vîmes se pencher de sa petite taille sur le visage douloureux de son mari et le caresser de ses deux mains, en lui disant : « Mon petit, mon petit ! » Lui-même fit alors un effort pour entourer de ses bras les épaules de son épouse…

« Après un long moment, leur fille entra, très émue. Son père, tenant la main de sa mère, demanda à voir son ami le prêtre résident, pour "se réconcilier avec Dieu après l’avoir fait avec son épouse". Il demanda le Sacrement des malades et exprima le désir de communier avec sa femme. Le prêtre leur partagea la même hostie.

« Mr X. était rayonnant de paix tandis que sa femme ne le quittait pas des yeux, avec sur son visage une expression d’une infinie tendresse. Seul le moment présent comptait pour chacun, à n’en pas douter. Jusqu’à la nuit, Mme X. resta près du lit du mourant avec sa fille et la Petite Sœur, priant ensemble ou silencieusement. Elle continuait de caresser le visage et les mains de son mari qui, malgré sa souffrance, continuait, lui aussi, à sourire. Il balbutia : "Je suis heureux comme un enfant", puis s’endormit paisiblement. Son épouse le quitta vers 21 heures. Sa fille et la Petite Sœur restèrent à son chevet. Lucide jusqu’au bout, il remercia sa fille pour ses visites et sa démarche auprès de sa mère, la Petite Sœur pour toute l’amitié et l’affection trouvées à "Ma Maison" et, d’une voix de plus en plus faible, dit sa joie de partir réconcilié avec les siens et avec Dieu, certain de sa Miséricorde… Quelques instants après cette ultime conversation, il s’endormit de nouveau pour s’éveiller doucement en Dieu vers le matin. Lui, le marin qui avait tant aimé les lointains infinis des océans, arrivait enfin au port éternel.[4] »

Ce témoignage est exemplaire car ici, ce qui est loin d’être toujours le cas, chacun entre dans cette démarche de pardon : la fille vis-à-vis de son père et le père vis-à-vis de sa fille, la femme vis-à-vis de son mari et l’époux vis-à-vis de son épouse ; réconciliations qui précèdent la réconciliation avec Dieu scellée par le sacrement des malades et la communion eucharistique. La promptitude de l’épouse à pardonner à son époux qui l’avait abandonnée fait penser au Père de la parabole de l’enfant prodigue et à ce commentaire de Jean-Paul II : « Infinie donc, et inépuisable, est la promptitude du Père à accueillir les fils prodigues qui reviennent à sa maison. Infinies sont aussi la promptitude et l'intensité du pardon qui jaillit continuellement de l'admirable valeur du sacrifice du Fils. Aucun péché de l'homme ne peut prévaloir sur cette force ni la limiter. Du côté de l'homme, seul peut la limiter le manque de bonne volonté, le manque de promptitude dans la conversion et la pénitence… » (DM 13).

Et Jésus, le fruit de ton sein, après cet exil, montre-le nous. 

Nos Constitutions nous disent : « Nous réservons le même accueil aux Personnes Agées de toutes les religions, selon la volonté salvifique de Dieu et l’esprit de l’Église. Notre zèle est respectueux de la liberté et de la dignité de chaque personne, comme de ses croyances; nous donnons toujours le témoignage du respect de la vie. Nous constatons que le problème de notre destinée future est présent aux Personnes Agées, et les invite à s’appuyer sur les valeurs éternelles de la foi. Pour celles qui partagent la nôtre, nous favoriserons avec tact et discrétion leur rencontre avec le Christ. Nous savons, par expérience, que « les moments et les formes de la grâce ne sont pas les mêmes pour tous », et aussi « à quel degré de vertu sont capables d’arriver des Vieillards simples et droits s’ils sont aidés. » (Art. 99)

« Notre zèle est respectueux de la liberté et de la dignité de chaque personne, comme de ses croyances »… « Les moments et les formes de la grâce ne sont pas les mêmes pour tous. »

Le témoignage que je vais vous lire maintenant, qui est d’une Petite Sœur, illustre bien cela.

« Depuis bientôt 25 ans, je suis au service des personnes âgées.

« Ce qui m’a le plus frappée, c’est pour beaucoup la sérénité, la qualité de vie malgré les injures, les maladies de la vieillesse et même face à la mort.

« Un cas parmi d’autres, celui de Mr L. ! Chez nous depuis de nombreuses années, il ne partage pas du tout l’ambiance religieuse de "Ma Maison". Il s’y oppose même ouvertement par ses écrits, ses paroles. Personne n’ignore qu’il combat la Vierge Marie et le Pape. Devant l’offre qui lui est faite d’un établissement correspondant mieux à ses convictions, il refuse catégoriquement de quitter la maison.

« Les années passent… Mr L. devient dépendant de son entourage, garde beaucoup la chambre ; il aime discuter avec son infirmière et me pose toutes sortes de questions. Un jour, entre autres, il me remercie sincèrement de respecter sa liberté, ses opinions, pour tout dire l’homme qu’il est. Vient le moment où il sent sérieusement la mort toute proche. "Alors, me dit-il, voulez-vous être mon interprète auprès de mes amis du service ? Vous les remercierez de toute la bonté, la gentillesse dont ils m’ont entouré et surtout vous leur direz que je leur demande pardon pour tout le mal que je leur ai fait, ainsi qu’à "Ma Maison". Remerciez surtout la communauté et toutes les Petites Sœurs que j’ai connues, qu’elles sachent que j’ai toujours été heureux ici, aimé, entouré, respecté".

« Quelques jours plus tard, Mr L. demandait à voir le prêtre. Il s’est endormi dans le Seigneur, en récitant le "Je vous salue Marie"[5].

Ce témoignage nous dit l’admirable patience de Dieu. Le Seigneur, dans le Livre de l’Exode, ne se présente-t-il pas comme « lent à la colère, riche en grâce et en fidélité » ? (Ex 34, 6). Le Pape François, commentant l’expression « lent à la colère », littéralement « au souffle long », ajoute : « Il a le souffle vaste de la longanimité et de la capacité de supporter. Dieu sait attendre, ses temps ne sont pas ceux impatients des hommes ; il est comme l’agriculteur sage qui sait attendre, qui laisse le temps de croître à la bonne semence, malgré l’ivraie.[6] »

Ce témoignage nous dit aussi la gratuité du don de Dieu. Le Pape François, dans son langage parfois coloré, nous dit en parlant de la bonté de Dieu : « Ce n’est pas l’amour d’un feuilleton télévisé… C’est l’amour qui fait le premier pas, qui ne dépend pas des mérites humains, mais d’une immense gratuité. C’est la sollicitude divine que rien ne peut arrêter, pas même le péché, car elle sait aller au-delà du péché, vaincre le mal et le pardonner.[7] »

O clémente, ô bienveillante, ô douce Vierge Marie ! 

Je voudrais terminer par un dernier témoignage très émouvant. C’est celui d’une veille femme, sans domicile fixe, qui avait eu trois ou quatre maris, et qui a fini par échouer dans une de nos maisons. Elle est entrée avec, pour tout trésor, un vieux sac en plastique contenant des débris de statues de la Sainte Vierge qu’elle avait ramassés dans les poubelles. Les Petites Sœurs ont mis en honneur dans sa chambre ces débris de statues qui étaient si importants pour elle. Cette femme n’avait aucun lien avec l’Eglise. Elle ne le désirait pas non plus. A l’approche de sa fin, elle était très agitée. La Petite Sœur qui la veillait et qui m’a donné son témoignage raconte qu’elle était là près d’elle, lui tenant la main. La voyant si agitée, elle lui a simplement proposé : « Voulez-vous que nous prions un Je vous salue Marie ? ». Ayant acquiescé, la Petite Sœur a prié près d’elle un Je vous salue Marie. Aussitôt, m’a-t-elle dit, une détente de tout l’être s’est produite. Elle est partie pacifiée.

Ce témoignage nous aide à comprendre ce que dit le Catéchisme de l’Eglise Catholique : « Puisque le Christ est mort pour tous, et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé(s) au mystère pascal ” (GS 22 ; cf. LG 16 ; AG 7). Tout homme qui, ignorant l’Évangile du Christ et son Église, cherche la vérité et fait la volonté de Dieu selon qu’il la connaît, peut être sauvé. » (CEC 1260)

Conclusion

Je pourrais continuer encore longtemps mais il nous faut conclure. Comment ne pas terminer dans l’action de grâces en constatant cette intercession maternelle de Marie !

Me revient en mémoire ce très beau passage de Redemptoris Mater, au n°40, où Jean-Paul II nous décrit si bien cette intercession : « Après son Assomption au ciel, son rôle dans le salut ne s'interrompt pas : par son intercession répétée, elle continue à nous obtenir les dons qui assurent notre salut éternel. » C'est avec ce caractère d'«intercession», manifesté pour la première fois à Cana en Galilée, que la médiation de Marie se poursuit dans l'histoire de l'Eglise et du monde. Nous lisons à propos de Marie: « Son amour maternel la rend attentive aux frères de son Fils dont le pèlerinage n'est pas achevé, ou qui se trouvent engagés dans les périls et les épreuves, jusqu'à ce qu'ils parviennent à la patrie bienheureuse ». Ainsi la maternité de Marie demeure sans cesse dans l'Eglise comme médiation d'intercession, et l'Eglise exprime sa foi en cette vérité en invoquant Marie «sous les titres d'Avocate, d'Auxiliatrice, de Secourable, de Médiatrice ».



[1] Pape François, Le nom de Dieu est miséricorde, Conversation avec Andrea TORNIELLI, p. 18-19

[2] Pape François, Homélie du 1er janvier 2016 à l’occasion de l’ouverture de la Porte Sainte à Ste Marie Majeure

[3] Ibid.

[4] Découverte, Octobre 1995, p. 35-36

[5] Découverte, Octobre 1995, p. 26-27                                                                    

[6] Pape François, Catéchèse du 13 janvier 2016

[7] Ibid.