Les neuvaines
AOM janvier 2014
Père Guillaume de Menthière
La pieuse tradition des neuvaines existe
depuis des siècles. Il s’agit d’une forme de dévotion qui consiste à répéter
telle prière ou telle démarche de piété neuf jours durant sans omission. Elle connaît
de nos jours un regain étonnant et foisonnant de faveur. Sans cesse nous
recevons des propositions de neuvaines de prières à saint Jude, aux saints
anges, à la Vierge Marie, à l’Esprit Saint…. pour la France, pour la Vie, pour
le Pape…. Les réseaux sociaux permettent leur diffusion large et rapide. Que
penser de tout cela ? La dévotion des neuvaines semble plus une
tradition dans l’Eglise que de
l’Eglise. Il s’agit d’une pratique spontanée des fidèles pas toujours encouragée
par le Magistère. Quelle est son origine et sa raison d’être ?
La neuvaine de Pentecôte
La Sainte
Écriture atteste que, durant les neuf jours qui séparent l’Ascension de la
Pentecôte, les apôtres "d’un seul
cœur participaient fidèlement à la prière, avec quelques femmes, dont Marie, la
Mère de Jésus, et avec ses frères" (Ac 1, 14). Cette première neuvaine
apostolique et mariale est le meilleur fondement de la pratique ultérieure[1]. Comme la Vierge Marie a porté neuf mois Jésus en son sein, elle porte
durant ces neuf jours l’Eglise dans sa prière. Elle est Mère de l’Eglise. Elle
préside mystérieusement à la naissance de l’Eglise, à sa mise au monde le jour
de la Pentecôte. Le Saint Esprit offre à la communauté les neufs charismes
énumérés par saint Paul : sagesse, science, foi, don
de guérisons, puissance pour opérer des
miracles, prophétie, discernement,
capacité de parler en langue et le don de les interpréter. (cf 1 Co
12,4-11). Il porte dans les cœurs qu’il habite ses neufs fruits, ou plutôt son
unique fruit nonuple : charité, joie, paix, longanimité, serviabilité,
bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi (cf Galates 5,22).
Le chiffre neuf aurait-il quelques vertus cachées, quelques accointances
secrètes avec l’Esprit Saint ?
Le
chiffre 9
Le chiffre 7 signifie la plénitude et
les septénaires sont particulièrement nombreux (jours de la semaine,
sacrements, merveilles du monde, dons de l’Esprit etc…). Le chiffre 8 désigne
l’éternité, il est en effet l’au-delà du sept (8=7 +1), c’est-à-dire l’au-delà
du temps mesurable. La liturgie joue sur ces chiffres en retenant par exemple
des octaves et en construisant des baptistères octogonaux, symbole de la vie
éternelle que confère le baptême.
On sait que les
anciens étaient particulièrement sensibles à la gématrie, c’est-à-dire à cette forme d’exégèse qui donne à tout
nombre une signification symbolique et à tout vocable une valeur chiffrée. En
hébreu comme en grec, les lettres sont également des chiffres. Quelle est la
signification du chiffre neuf ? Il est apparemment bien moins présent et
valorisé religieusement que le sept, le huit ou même le dix. On ne compte
qu’une cinquantaine d’emplois du chiffre 9 dans la Bible contre du chiffre 10 ! Par exemple neuf fils
de David lui naquirent à Jérusalem où il régna durant 33 ans (1 Ch 3,3-8). Ou
encore neuf tribus et demi ont un lopin de Terre Sainte en héritage (Josué
14,2-4 // Nombres 34,13)
La
première idée c’est que neuf c’est dix moins un. Dix étant le chiffre de la Loi
(les dix commandements, les dix paroles de Dieu), neuf n’est que préparatoire[2].
Un exemple nous en est fournit dans le Siracide où le sage s’exprime en
disant : « Il y a neuf choses
qui me viennent à l'esprit et que j'estime heureuses et une dixième que je vais
vous dire… »(Siracide 25,7) Il va de soi que l’accent est mis dans ce
passage sur la dixième chose, la crainte du Seigneur, « Car la dixième chose, la crainte du Seigneur
l'emporte sur tout: celui qui la
possède, à quoi le comparer? » (Siracide 25,11). Dans l’Evangile c’est
le dixième lépreux, un samaritain, qui vient rendre grâce à Jésus pour sa
guérison et s’entend demander par le Seigneur : « et les neuf autres,
où sont-ils ? »(Luc 17,17)
Un
chiffre calamiteux
Neuf marque donc une incomplétude, un
manque. Le chiffre dix est le plus élevé, le numerus maximus, autrement
dit le plus parfait, celui qui convient à Dieu ; le chiffre neuf, un dix
qui n'a pas réussi, est le chiffre de l'imperfection, celui qui convient à la
nature mortelle. Effectivement dans la conscience juive et chrétienne le neuf
va être connoté extrêmement négativement comme le chiffre de la misère, du
chagrin, de la catastrophe. En Israël tous les échecs et les débâcles se
produisent le neuvième jour du mois. Exemplaire est effectivement le 9ème
jour du mois de Av (juillet-Août), le Tisha Beav. On y commémore toutes les
calamités qui se sont abattues sur le peuple élu. C’est le 9 Av que le Temple
de Salomon fut détruit en 587 av JC. Et c’est à la même date, le 9 Av de
l’année 70 ap JC, que Titus détruisit le second Temple. C’est 9 Av 1492 que les
juifs furent expulsés d’Espagne mais c’est aussi d’après le Talmud le 9 Av que
les israëlites, doutant de Dieu, furent pris de peur et de découragement et se
mirent à pleurer dans le désert suite à l’exploration de la Terre Sainte (cf Nombres
13 ). Ce jour-là les hébreux pleurèrent
pour rien et c’est en châtiment de cette faute que Dieu décida de leur donner
désormais chaque année le 9 Av une bonne raison de pleurer.
C’est ainsi que chaque année les neufs
premiers jours du mois d’Av (les Tish’at hayamim) les juifs vivent une période
de deuil. On ne prend ni viande ni vin, on ne lave pas ses vêtements, on ne
s’offre pas de cadeau, on ne salue pas son prochain. Tout est fait pour
alourdir le cœur afin d’être vraiment triste le 9 Av. Ce jour-là la synagogue
est dépouillée de ses ornements et plongée dans une semi-obscurité. On se garde
bien d’étudier la Torah, car « les
préceptes du Seigneur réjouissent le cœur ». On lit le livre des
Lamentations. On dort à la dure sur des couches de pierre inconfortable avec
une pierre sous la tête[3].
Ce caractère calamiteux du neuf est
encore souligné par les Pères de l’Eglise. L’évènement le plus épouvantable de
l’histoire, la mort du Fils de Dieu, n’est-elle pas survenue à la neuvième
heure (cf Marc 15,34//) ? Saint Jérôme explique que le chiffre neuf exprime
la peine et la douleur qui doivent attendre du chiffre dix le rétablissement de
l’harmonie heureuse[4]. Le
Pseudo-Ambroise commente la guerre entre les quatre et les cinq rois (cf Genèse
14,8-9) en disant que quatre et cinq font neuf qui est le chiffre de la guerre.
Heureusement le dix surviendra avec Abraham, homme de paix[5].
C’est encore Abraham qui intercèdera
pour Sodome en disant « s’il ne s’y
trouve que dix justes » ? On connaît la réponse du Seigneur :
« Pour dix, je ne détruirai pas »
(Genèse 18,32). C’est une des raisons qui est avancée pour justifier la
pratique du miniane, c’est-à-dire de
ce quorum de dix hommes adultes nécessaires à la récitation des prières les
plus importantes. Le Talmud fait aussi remonter la réquisition de ces dix
hommes pour la validité de la prière à l’épisode des douze explorateurs qui
espionnèrent la terre de Canaan. Seul Josué et Caleb se montrèrent dignes. Les
dix autres explorateurs firent vaciller ce jour là le cœur du peuple dans
l’impiété (cf Nombres 13-14). A rebours dix hommes en prières peuvent faire
revenir le cœur du peuple vers Dieu[6].
On le voit de bien des manières le
chiffre 9 est celui de l’insatisfaction, de l’indigence. Il est le seuil de
pauvreté. Ainsi se prête-t-il bien sans doute à une prière de supplication et
on pourrait voir là un des arguments de convenance pour justifier les
neuvaines. Après les neuf jours du manque, vient le dixième jour de la
récompense. Mais il faut bien le reconnaître tout cela n’est pas très
convaincant et c’est sans doute dans le monde païen qu’il faut étendre notre
recherche.
Les
Ennéades
Plotin(V270), philosophe
néoplatonicien, est l’auteur des Ennéades, ce qui est un mot grec pouvant se
traduire, les neuvaines. (neuf = ennea
en grec)[7].
Son œuvre rencontra un très grand succès chez les Pères de l’Eglise notamment
saint Grégoire de Nysse et surtout saint Augustin[8].
Chez ce dernier la lecture de Plotin alluma « un
incroyable incendie, incredibile incendium », il brûlait, confesse-t-il
lui-même. L’étude de cet auteur païen fût paradoxalement un des éléments décisifs de sa conversion
définitive au christianisme. Dans ces œuvres majeures on retrouvera beaucoup de
thèmes à saveur plotinienne.
Dans la pensée de Plotin le nom propre
de Dieu est l’UN. De cet UN, ineffable, indéterminé, absolument transcendant,
on ne peut rien dire. Comme le Bien de Platon, l’UN plotinien laisse émaner des
puissances subalternes. Plotin, appelle
la première de ses puissances émanées le
Noûs ou encore le Logos, l’Intelligence, le Verbum. De manière significative il
désigne comme Fils de Dieu et Lumière de Lumière (Lumen de Lumine) cette
première puissance émanée. Viennent ensuite une cascade de 9 puissances
inférieures. On voit comme était grande la tentation concordiste :
appliquer le schéma plotinien à la Révélation chrétienne :
L’Un = Dieu
Le Noûs = Le Fils de Dieu, le Verbe
Les 9
puissances= les anges
Arius,
entre autres, fut très influencée par ce schéma. Le prêtre d’Alexandrie
prisonnier de cette philosophie prétendit que le Verbe était émané de Dieu et
non Dieu lui-même. On trouve bien évidemment des traces de polémique
anti-arienne dans le Symbole de Nicée-Constantinople qui développe
considérablement l’article sur la nature de Jésus-Christ en disant :
« né du Père avant tous les siècles : il est Dieu né de Dieu, Lumière
né de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, de même nature que le Père, et par
Lui tout a été fait ».
Les
neuf chœurs angéliques
Du côté catholique on ne garda du schéma
plotinien que l’ordonnancement des a nges
en neuf chœurs distincts. Cela fut fait surtout sous l’influence du
Pseudo-Denys, un moine du VIème siècle, très marqué par Plotin, et qu’on a
longtemps tenu pour être ce Denys que saint Paul lui-même avait converti sur
l’Aréopage d’Athènes (Actes 17,34). Cette confusion donna aux ouvrages du
Pseudo-Denys une autorité quasi apostolique ! On l’appelait Denys l’Aréopagite.
Or son livre Les Hiérarchies Célestes,
systématisait la répartition des anges en neuf chœurs. On y lisait ceci :
« La
théologie a désigné par neuf appellations diverses toutes les natures
angéliques, et notre divin initiateur les distribue en trois hiérarchies, dont
chacune comprend trois ordres. Selon lui, la première environne toujours la
divinité et s'attache indissolublement à elle d'une façon plus directe que les
deux autres, l'Écriture témoignant d'une manière positive que les trônes et ces
ordres auxquels on donne des yeux et des ailes, et que l'hébreu nomme chérubins
et séraphins, sont immédiatement placés auprès de Dieu et moins séparés de lui
que le reste des esprits. Ainsi, d'après la doctrine de nos illustres maîtres,
de ces trois rangs résulte une seule et même hiérarchie, la première, qui est
la plus divine et qui puise directement à leur source les splendeurs
éternelles. Dans la deuxième, on trouve les puissances, les dominations et les
vertus. Enfin, la troisième et dernière se compose des anges, des archanges et
des principautés »[9].
Le Pseudo-Denys ne s’appuyait pas seulement sur les
Ennéades de Plotin mais aussi sur plusieurs textes de saint Paul qui,
habilement combinés, pouvait donner lieu à cette énumération des chœurs
angéliques. L’épitre aux
Colossiens parle des Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances,
et l’épître aux Ephésiens mentionne les Principautés, Puissances,
Vertus, Seigneuries. Saint Ambroise(V397) fait déjà mention des neuf chœurs angéliques[10] que
l’on peut ranger comme suit :
Premier chœur(ou
hiérarchie) : Séraphin
Chréubin
Trône
Deuxième
chœur :
Domination (ou Seigneurie)
Vertu[11]
Puissance
Troisième
chœur :
Principautés
Archange
Ange
Le chiffre neuf devient donc
classiquement chez les Pères, le chiffre des créatures angéliques. Si la
drachme perdue dans la parabole de l’évangile (Luc 15,8-10) représente
l’humanité, les neuf drachmes conservées sont les neuf chœurs des anges
fidèles. « Ainsi, cette femme avait
dix drachmes, parce qu’il y a neuf chœurs des anges, explique saint
Grégoire le Grand, mais qu’afin de
compléter le nombre des élus, l’homme fut créé en guise de dixième… »[12].
De même, si la brebis égarée est la frêle humanité, les 99 brebis restantes
sont le troupeau des anges bons (cf Luc 15,1-7). Car pour sauver l’homme
pécheur, Dieu n’a pas envoyé seulement quelque serviteur zélé, mais son propre
Fils, le Bon Pasteur des hommes et des anges. « C'est d’ailleurs un riche Pasteur, explique saint Ambroise à ses
fidèles, puisqu'à nous tous nous formons
le centième de son partage. Il possède les troupeaux innombrables des anges,
ceux des archanges, des dominations, des puissances, des trônes (Col., I, 16),
d'autres encore, qu'il a laissés sur les hauteurs »[13]. Saint Grégoire le Grand (V604) est encore
plus précis en expliquant : « Puisque
cent est le nombre de la perfection, Dieu eut cent brebis quand il créa la nature
des anges et des hommes. Mais une brebis vint à se perdre lorsque l’homme, en
péchant, quitta le pâturage de la vie. Le Créateur laissa alors les
quatre-vingt-dix-neuf brebis dans le désert, car il abandonna les très hauts
chœurs des anges dans le Ciel »[14].
Pratiquer
une neuvaine est-ce espérer secrètement que notre prière soit portée par les
anges et montent comme par étape à travers les neuf chœurs angéliques jusqu’au
Trône de Dieu ? Après tout, Dante ne décrit-il pas dans sa Divine Comédie
les neufs cieux qu’il lui faut parcourir avant de parvenir à l’Empyrée du monde
divin[15] ?
Le chiffre neuf n’est-il pas trois que multiplie trois, une sorte de Trinité au
carré qui nous plonge en Dieu ?
Les Novendialia
Notre recherche pour un éventuel
fondement de la pratique des neuvaines dans le monde juif et chrétien s’avère
somme toute assez infructueuse. On ne voit rien qui puisse motiver clairement
la mise en place de neuf jours ininterrompus de prières et susciter la croyance
en une particulière efficacité liée à cette durée précise. C’est vers le monde
païen qu’il faut plutôt semble-t-il diriger notre recherche.
Il existait en effet chez les Grecs et
les Romains la coutume très ancienne d'observer un deuil de neuf jours après la
mort ou l'ensevelissement. Une cérémonie spéciale marquait le neuvième jour. On
en trouve un témoignage chez des auteurs comme Homère, Virgile, Tacite[16].
Les Romains célébraient aussi leur parentalia novendialia, une neuvaine
annuelle (du 13 à 22 février) pour commémorer tous les membres défunts de leurs
familles. La célébration se terminait le neuvième jour par un sacrifice et un
banquet joyeux. Virgile parle de cette neuvième Aurore qui donne aux mortels un
jour béni.[17]
Arrivant
à Milan pour rejoindre son fils Augustin en l’an 385, sainte Monique dût
renoncer à la pieuse coutume répandue en Afrique d'apporter aux tombeaux des
saints du pain, du vin, des viandes apprêtées, offrandes destinées aux pauvres.
Cette coutume avait été supprimée à Milan à cause de sa ressemblance avec les
pratiques superstitieuses des païens. Les mensae,
les tables d’agapes sur les tombeaux des saints, le refrigerium (à la fois rafraîchissement et restauration), nom que
l’on donnait à ces agapes de communion avec les morts étaient encore des
pratiques bien courantes en cette fin de IVème siècle. Il avait fallu toute
l’autorité de saint Ambroise pour tenter de les canaliser. Pourtant le glorieux évêque de Milan ne parvint jamais
à supprimer totalement ces agapes qui continuaient les Parentalia de jadis et qui étaient prétextes à des scènes
d’ivrognerie sur les tombeaux des saints. On ne pouvait éradiquer ces vieux
réflexes si puissamment ancrés dans la société.
Saint Augustin, baptisé par saint
Ambroise, combattra comme son maître la coutume de cette neuvaine de deuil,
trop évidemment héritière du paganisme et donnant lieu à toutes sortes de
débordement. Il s’appuie sur le passage de l’Ecriture où il est dit que le
patriarche Joseph célébra pour son père Jacob un deuil de sept jours (Cf Genèse
50,10). Il écrit à ce sujet :
«Je ne sache
pas qu'on trouve dans l'Écriture, à l'occasion de la mort d'un saint
personnage, un deuil célébré pendant neuf jours, ce que les latins appellent
les Novandiales. Si donc il est des chrétiens qui
observent, à la mort des leurs, ce nombre en usage surtout parmi les païens, il
faut, à mon avis, leur défendre cette coutume. Quant au nombre sept, il fait
autorité dans l’Écriture ; c'est pourquoi il est écrit ailleurs: « On pleure un mort pendant sept
jours; mais un insensé doit être pleuré
toute sa vie»(Siracide 22,13) Le nombre
septénaire marque principalement le repos à cause de la figure du Sabbat; c'est
donc avec raison qu'on l'observe pour les morts, parce qu'ils sont comme entrés
dans leur repos »[18]
La
christianisation d’une coutume païenne
Pourtant
le conseil d’Augustin ne prévalût pas. La période de neuf jours avait pour elle
une trop longue tradition. D’ailleurs en Orient on avait mois de scrupules.
D’autant qu’un texte aussi vénérable que
les Constitutions Apostoliques prescrivait :
« Célébrez
le troisième jour après la mort par des psaumes, des textes et des prières, à
cause de Celui qui est ressuscité le troisième jour et célébrez le neuvième jour en mémoire des vivants et des
morts ; et aussi le quarantième jour selon l’antique tradition, car ainsi
fit le peuple se lamentant sur Moïse au jour anniversaire en mémoire de lui. Et
faites des aumônes avec les biens du défunt en mémoire de lui. »[19]
L’empereur
chrétien Justinien au VIème siècle promulguera encore une loi interdisant aux
créanciers de déranger les héritiers de leur débiteur pendant neuf jours après
sa mort. Cela montre à quel point ce délai de neuf jours était associé aux
rites du deuil.
Même si elle était incontestablement
d’origine païenne rien n’empêchait de christianiser cette neuvaine de deuil.
Aussi se mit-on à remplacer les banquets humains par le banquet divin, en
célébrant chaque jour la messe sur le tombeau du défunt. Un deuil de neuf jours
avec eucharistie quotidienne était évidemment un luxe que seul pouvaient se
permettre les grands personnages. Ceux-ci prévoyaient par décisions
testamentaires qu’une telle neuvaine soit observée à leur mort. Tel fut le cas
des cardinaux et des papes. La règle s’est maintenue jusqu’à nos jours. La
Constitution Universi Dominici Gregis
promulguée par Jean-Paul II le 22 février 1996 fixe les règles à observer lors
de la vacance du Siège Apostolique. Il est explicitement prévu que les obsèques
du pontife défunt devront être célébrées durant neuf jours consécutifs, les
cardinaux célébrant quotidiennement pendant cette période les services funèbres[20]
Neuvaines
de préparation
Si depuis des temps si reculés une
neuvaine était conventionnellement associée à la mort c’est peut-être aussi
parce qu’une autre neuvaine est naturellement associée à la vie. Les neuf mois
de gestation dans le sein maternel sont en quelque sorte cette neuvaine
primordiale qui associe spontanément le chiffre neuf à une préparation. De fait
dès le septième siècle en Espagne on trouve la fête de l’Annonciation célébrée
le 17 décembre afin que l’on puisse célébrée une neuvaine entre l’Incarnation
et la Nativité. Durant ces neuf jours avant Noël on pouvait vivre en raccourci
les neuf mois que Jésus avait passés dans le sein de la Vierge Marie. On
célébrait durant cette période neuf messes votives à Notre-Dame. La vénérable
abbesse espagnole Marie d’Agréda(V1665) prétend
que la Vierge Marie, après la Pentecôte, célébrait chaque année une neuvaine
préparatoire du 16 mars au soir jusqu’au 25 mars jour où elle avait conçu le
Fils de Dieu[21].
Abus
des neuvaines ?
Assez rapidement se généralisât la
coutume de préparer toute sorte de fêtes par une neuvaine de messes et de
prières. Une des plus célèbres est la neuvaine à saint Marcoult, ce saint qui
accordait aux rois de France le pouvoir de guérir les écrouelles en touchant
les malades. Après avoir été sacré à Reims, le roi devait venir à Corbeny sur
le tombeau du saint et y effectuer une neuvaine.
Les neuvaines prospérèrent tant que déjà
au XIVème siècle Gerson mettait en garde contre l’abus superstitieux de cette
pratique. Celle-ci fut aussi vertement critiquée par les jansénistes et le
synode de Pistoie statuera encore en 1786 qu’on ne fasse aucune neuvaine sans
la permission de l’évêque. Pourtant à la même époque Saint Alphonse de Liguori,
grand docteur marial, est aussi un champion des neuvaines. Il compose une
Neuvaine de Noël (1758); une Neuvaine au Sacré-Coeur de Jésus(1758); une
Neuvaine au Saint-Esprit (1767). Une Neuvaine
à sainte Thérèse (1745); à saint Michel (1758); à saint Joseph (1758); pour les
défunts (1775). Sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus(V1897) est un bon témoin de la place prise par les neuvaines dans la vie
spirituelle. Avant une retraite elle fait une neuvaine pour que le prédicateur
ne soit pas trop ennuyeux ! Elle fait une neuvaine à Théophane Vénard au
mois de novembre 1896 pour savoir si son projet de partir au Tonkin est
conforme à la volonté de Dieu ; en mars 1897 une neuvaine à saint
François-Xavier pour obtenir de faire du bien après sa mort[22]….
L’intervention du Magistère
A la même
époque le pape Léon XIII
le dans l’encyclique Divinum illud munus sur l’Esprit Saint (9 mai 1897)
instaure une neuvaine de prière pour l’unité[23]
qui devra être célébrée avant la fête de la Pentecôte. Cette neuvaine est une
des rares qui aient été très officiellement promue par le Magistère[24].
Car pour l’essentiel la pratique des neuvaines est une expression spontanée de
la piété des fidèles que le Magistère se contente de regarder avec
bienveillance, tout en rappelant qu’elle ne doit pas empiéter sur le culte
liturgique mais au contraire être vécue en harmonie avec lui. On lit par
exemple dans le Directoire sur la piété populaire: « Il est fréquent de préparer
et de faire précéder une fête, dont la célébration est un moment culminant, par
un triduum, un septénaire ou une neuvaine. Ces "temps et ces modes
d’expression propres à la piété populaire" doivent être accomplis en
harmonie avec les "temps et les modes d’expression propres à la Liturgie" »[25].
A la suite du Concile
Vatican II il importe en effet de bien distinguer les « pieux
exercices » du culte liturgique qui, par sa nature même, leur est bien
supérieur[26]. Aussi les exercices en question doivent-ils s’harmoniser avec les temps
liturgiques.
La piété populaire
Mais harmoniser
ne signifie ni supprimer ni confondre[27]. C’est pourquoi «méritent d’être encouragées aussi les neuvaines, spécialement celles qui
précèdent les solennités liturgiques (par exemple, Pentecôte, Noël etc.) »[28]
Parmi les neuvaines les plus répandues dans le peuple chrétien on peut
souligner aussi celle qui prépare à la fête de l’Immaculée Conception, le 8
décembre. Le calendrier de l'Eglise est une grande école de
spiritualité, pour celui qui sait le lire et l'observer[29].
Les neuvaines sont un exemple éminent de
cette piété populaire dont le pape François
nous rappelle qu’elle est une expression authentique de l’action
missionnaire spontanée du peuple de Dieu. « Dans la piété populaire,
puisqu’elle est fruit de l’Évangile inculturé, écrit le pape, se trouve une
force activement évangélisatrice que nous ne pouvons pas sous-estimer »[30]
Les catholiques pressentent par
expérience que la neuvaine n'est nullement, quoiqu’il en soit de son origine,
une coutume païenne et superstitieuse, mais un moyen très fiable d'obtenir des
grâces célestes. La neuvaine de prière porte en elle, pour ainsi dire, comme
une promesse d'être entendu. Elle est aussi une école qui enseigne deux
qualités essentielles de la prière soulignées dans les évangiles : la confiance
et la persévérance.
[1] Certains comptent aussi neuf apparitions du Christ ressuscité à ses disciples entre Pâques et l’Ascension.
[2]
Le Talmud
s’exprime de manière significative en disant : « Dix mesures de
paroles sont descendues en ce monde : les femmes en prirent neuf et les
hommes une » ( Talmud traité Kidoushim 49a) « Dix mesures de beauté
furent données au monde, Jérusalem en prit neuf ! »(Talmud Kidoushim
54a)
[3] Cf Matthieu 8,20 : le Fils de l'homme, lui, n'a
pas où reposer la tête. Sur les Tish’at
Hayamim voir Talmud de Babylone Taanit 29a-b
[4]
« Le
chiffre neuf dans l'Écriture sainte marque la souffrance et le chagrin (
novum numerum poenorum et dolorum est) que la justice suit toujours, les
éléments du dixième mois et du dixième jour les tempérant » (Saint Jérôme,
dans Ézech., VII, 24; - P.L., XXV, 227)
[5] Le chiffre trois, en effet multiplié par lui-même forme le chiffre neuf et avec lui les procès, dissensions, guerres que les divins oracles indiquent, lorsqu’ils montrent Abraham notre père aux prises avec les quatre et les cinq rois dissidents. Or que l’unité se joigne à la neuvaine et la dizaine est accomplie qui désigne la paix et l’amitié. Aux neuf rois belliqueux, le sage Abraham apporta, avec l’aide de Dieu, la tranquillité à la place de la tempête, la paix à la place de la guerre, la victoire à la place de la mort, comme si le chiffre dix survenait. Dix est en effet un chiffre parfait et désigne l’unité. (Pseudo Ambroise, De XLII Mansionibus filiorum Israël, PL XVII, 11)
[6] Le Talmud de Jérusalem met aussi le miniane en rapport avec les 10 frères de Joseph qui descendirent en Egypte lors de la famine (cf Genèse 42,3)
[7] C’est Porphyre, un de ces disciples qui groupa par neuf les 54 livres de Plotin : « « J’avais en main les livres de Plotin au nombre de cinquante-quatre, je les ai divisés en six ennéades, heureux d'avoir rencontré la perfection du nombre six et les groupes de neuf, tandis que, prenant les livres propres à chaque ennéade, je les ai réunis, donnant en outre la première position aux questions les plus faciles. »( Porphyre, Vie de Plotin, 24)
[8] « Les meilleurs philosophes de notre temps
qui ont voulu suivre Platon, se font appeler non pas Péripatéticiens ni
Académiciens, mais Platoniciens. Les plus célèbres entre les Grecs sont Plotin,
Jamblique et Porphyre; joignez à ces platoniciens, illustres l’africain Apulée,
également versé dans les deux langues, la grecque et la latine ». (La
Cité de Dieu, VIII, 12, passim PL 41, 236)
[9] Pseudo-Denys, Les Hiérarchie célestes, chapitre 6, traduction de l’abbé Darboy, 1850
[10]
Saint
Ambroise, Apologie de David §20 SC 239
p.97
[11]
C’est ici
la classification de Denys qui s’appuie sur Eph 1,21. Saint Grégoire le Grand
qui s’appuie sur Col 1,16 intervertit les vertus et les principautés (cf.
Homélie 34 sur l’Evangile, § 6-7, 29 septembre 591).
Les hiérarchies s’opèrent selon la manière de connaître. La
première hiérarchie saisit les raisons de choses en Dieu-même. La deuxième dans
les causes universelles. La troisième dans leur détermination à des effets
particuliers (cf ST Ia q 108 a 6).
[12] Saint Grégoire le Grand, Homélie 34 sur l’Evangile, §6, 29 septembre 591.
[13] Saint Ambroise, Traité sur saint Luc, VII,210
[14]
Saint
Grégoire le Grand, Homélie 34 sur l’Evangile, §3, 29 septembre 591.
[15] Tout comme les
neufs cercles de l’enfer figurent métaphoriquement les degrés de la déchéance
humaine.
[17] « Praeterea si nona diem mortalibus almum Aurora extulerit / Et, quand la neuvième Aurore aura donné aux mortels un jour béni (Virgile Eneide chant V, 64)
[18] Saint Augustin, Quaestionum in Heptateuchum Libri Septem I, 172. PL 34,596
[19] Constitutions Apostoliques VIII, 42. Il s’agit d’un document oreintal du IVème siècle mais qui se prétend l’héritier d’une tradition remontant aux apôtres eux-mêmes comme son nom l’indique.
[20] Jean-Paul II, Constitution Universi Dominici Gregis, sur la vacance du Siège apostolique, 22 février 1996, n°13 et 27
[21]
Marie d’Agréda, La cité
mystique de Dieu, livre VIII, chapitre 14, 643-644
[22] Cf Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Novissima Verba, Carnet Jaune, 27 mai 1897,10 OC p 1005
[23] « II y a deux ans, dans Notre Lettre Provida matris, Nous recommandions pour la Pentecôte des prières destinées à hâter l'unité du peuple chrétien ; aujourd'hui, il Nous plaît de prendre à ce sujet des décisions plus étendues. Nous décrétons donc et Nous ordonnons que dans tout le monde catholique, cette année et les suivantes, une neuvaine soit faite avant la Pentecôte dans toutes les églises paroissiales, et, si l'Ordinaire le juge bon, dans toutes les églises. »(Léon XIII, encyclique Divinum illud munus, 9 mai 1897)
[24] Cf encyclopédie Catholicisme, article Neuvaine 1982
[25] Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, Directoire sur la piété populaire et la liturgie, Décembre 2001, n°189
[26]
Cf Sacrosanctum Concilium
n°12-13
[27] Paul VI, Marialis Cultus, 1974, n°31
[28] Directoire pour le ministère pastoral des évêques, Apostolorum Successores, 22 février 2004, n°153
[29] Cf Paul VI, Regina Caeli du 7 mai 1978
[30] Pape François, Exhortation apostolique, Evangelli Gaudium n°122-125