Journée AOM 2016

Paris 21 janvier 2016

 

 

 

Cœur de Jésus, Cœur de Marie, Cœur de Miséricorde

 

 

 

Bonjour à toutes et à tous. Merci de me donner la possibilité de participer à vos journées et de contribuer à votre travail par un petit éclairage qui sera enraciné dans la spiritualité eudiste. Je remercie le frère Louis-Marie de son invitation. J’espère qu’il y en aura d’autres, même si … je vais faire ce que j’avais dit que je ne ferais pas : je ne vais pas respecter le titre de la conférence ! Mais comme je ne veux pas perdre un frère, je vais juste changer l’ordre. Il y aura donc bien trois parties dans mon propos. Voilà je ne vais perdre personne. Je vais faire une permutation des deux premiers termes : le Cœur de Marie en premier (après tout pour une société mariale, c’est peut-être naturel), le Cœur de Jésus ensuite et le Cœur de Miséricorde à la fin. Pour chacune de ces étapes, je vous propose un moment de contemplation : contemplation des fruits de la Mission, contemplation de l’incarnation de l’amour du Père, et contemplation d’un appel qui nous est adressé.

 

 

1-       Contemplation du Cœur de Marie par les fruits de la Mission

Pourquoi changer l’ordre des termes qui sont dans le titre ? Par fidélité à l’itinéraire spirituel de saint Jean Eudes qui va nous guider pendant cette intervention. Jean Eudes, canonisé comme « père, docteur et apôtre du culte liturgique des Cœurs de Jésus et de Marie », a commencé par instituer en 1648 la fête du Cœur de Marie.

Le 8/2/1648, SJE est en mission à Autun. La mission dure depuis onze semaines, depuis le 1er dimanche de l’Avent. Une mission ce n’est pas que la prédication, ou la célébration des sacrements. Pour permettre un vrai renouveau de la vie chrétienne, les missionnaires posent aussi des actes. Quand arrive Noël, l’évêque, qui avait demandé la mission, sollicite sa prolongation. Il constate les effets des visites faites aux isolées, ou celle effectuées auprès des malades dans les hôpitaux. Il mesure le bien fondé des messes célébrées à la prison. Après un mois supplémentaire, des faits concrets apparaissent : les relais se prennent. Il est décidé de raser l’hôpital, si insalubre, pour pouvoir accueillir plus largement et mieux les indigents et les malades. Dorénavant, une messe sera célébrée tous les dimanches à la prison, un prêtre reçoit mission pour cela. L’évêque lui-même est touché et change son train de vie : il met en vente l’évêché pour en reconstruire un plus modeste. Avec la différence d’argent entre la vente et la construction, il contribue au financement des travaux du nouvel hôpital ! Au terme de la mission et devant de tels fruits, SJE prend la décision de rendre grâce. Il met alors la dernière main à la création d’une nouvelle fête. Et le 8 février (cycle marial : 8/12, 8/2, 8/9), l’évêque d’Autun célèbre pour la première fois l’office et la messe du Cœur de Marie.

Pourquoi une telle fête ? SJE veut donner à contempler l’action de Dieu dans le Cœur de Marie pour affirmer que la même action est possible dans tous les cœurs humains. C’est bien ce qui vient de se passer à Autun. Prêtons attention à cette dynamique. Saint Luc nous rapporte comment le Cœur de Marie a été touché pour entrer dans la Volonté de Dieu. Le cœur de l’homme peut aussi mettre en œuvre la prière de Pater Noster : « que ta volonté soit faite ». Le oui du Cœur de Marie permet au salut d’advenir. Toute personne peut dire oui au salut et contribuer à son avènement : « que ton règne vienne ». En célébrant le Cœur de Marie, Jean Eudes veut surtout célébrer son élan d’amour vers Dieu en réponse à l’amour de Dieu vers l’homme. Ce qui a été vécu dans le Cœur de Marie est possible dans tout cœur humain.

 

Puisqu’il s’agit d’instituer un culte, Jean Eudes compose une liturgie complète pour cette nouvelle solennité. Je ne peux pas reprendre tous les éléments de ces offices. Je m’arrête juste sur le choix de l’évangile pour l’Eucharistie. Il s’agit de Lc 2,41-51 : c’est l’épisode du premier pèlerinage au Temple quand Jésus a douze ans. Pourquoi ce choix ? Il y bien des raisons. J’en retiens quelques-unes. Nous voyons dans cette péricope l’amour humain et maternel de Marie (un cœur en émoi de la perte de son enfant). C’est un cœur comme le nôtre. Nous voyons aussi l’appartenance de Marie à une communauté de foi (avec la mention des amis et connaissances, tous en pèlerinage). Et encore, c’est un cœur qui prie, qui est en relation avec Dieu (Marie médite les événements de la vie de Jésus dans son cœur). A travers ce choix, vous voyez que SJE met l’accent sur un cœur comme le nôtre, siège de joies (recouvrement) et de peines (perte), siège aussi d’une relation avec Dieu. Cette triple dimension qui s’accomplit dans le Cœur de Marie peut s’accomplir dans le nôtre.

Alors arrêtons un peu plus sur ce qui se passe dans ce Cœur de Marie pour voir comment cela se déverse dans le nôtre. Il y a plusieurs textes où SJE évoque le Cœur de Marie comme une fontaine, ou encore, comme une cascade. Il y a un enjeu de communication d’une expérience vers nous. Pour Jean Eudes, par son Cœur, Marie est une source inépuisable de joies pour nous, joies spirituelles mais aussi joies simples de la vie qu’elle a partagée avec son Fils. « Elle peut bien être la cause de la joie de tous les enfants de Dieu. En effet, elle est la cause et la source de toutes les véritables joies du ciel et de la terre, des hommes et des Anges. […] De là vient qu’elle est appelée par saint Jean Damascène : une mer inépuisable de joie » (OC V, 345)[1].

Mais notre fondateur poursuit sans angélisme. Marie est aussi communion aux souffrances des hommes. « Jamais personne en la terre n’a souffert, après son Fils Jésus, des douleurs si sensibles qu’elle a endurées » (OC V, 345)[2]. Aussi le père Eudes va jusqu’à dire que « Marie meurt d’aimer » : agir enraciné dans l’amour du Christ, dans les actions les plus simples, c’est communier « au martyre de la Mère d’amour » (OC I, 291). Développant cela, Jean Eudes s’appuie sur les paroles de Marie à sainte Brigitte : « La douleur de mon Fils était ma douleur, parce que son Cœur était mon Cœur » (OC VII, 142)[3].

 

Cette contemplation du Cœur de Marie, dans ses joies et ses souffrances, nous conduit à accueillir pour nous-mêmes le renouvellement de notre capacité d’aimer. Le Seigneur donne à chacun cette aptitude, comme il l’a offerte en partage à la Vierge Marie. Ainsi le Cœur de Marie devient notre règle de vie, « cette règle de vie qui vous fera saints, si vous la gardez fidèlement » (OC VIII, 146).

« Ce Cœur admirable est l’image parfaite du très divin Cœur de Jésus ; c’est l’exemplaire et le modèle de nos cœurs, et tout le bonheur, la perfection et la gloire de nos cœurs, consiste à faire en sorte que ce soient autant d’images vivantes du sacré Cœur de Marie, comme ce saint Cœur est le portrait accompli du Cœur adorable de Jésus. C’est pourquoi c’est une chose très utile et très bonne d’exhorter les chrétiens à la dévotion du Cœur très auguste de la Reine du ciel. Car, comme la souveraine dévotion est d’imiter ce que nous honorons, dit saint Augustin[4] : qui ne voit qu’en exhortant les fidèles à la dévotion du très aimable Cœur de la Mère de Dieu, c’est les exhorter à imiter les vertus très éminentes dont il est orné, à graver son image dans leurs cœurs, et à se rendre dignes enfants d’une telle Mère ? »  (OC VIII, 109).

« Ô que voici de belles paroles de saint Bernard sur ce sujet ! Marie, dit-il, s’est faite tout à tous. Sa très abondante charité l’a rendue redevable à toutes sortes de personnes. Elle a ouvert le sein de sa miséricorde et son Cœur libéral à tous, afin que tous reçoivent sa plénitude ; que le captif en reçoive sa rédemption ; le malade sa guérison ; le triste et l’affligé, leur consolation ; le pécheur son pardon ; le juste, augmentation de grâce ; l’Ange, accroissement de joie ; le Fils de Dieu la substance de la chair humaine ; enfin, toute la Sainte Trinité, gloire et louange éternelles : qu’ainsi l’amour et la charité de son Cœur se fasse ressentir et au Créateur et à toutes les créatures » (OC VI, 196).

 

On le voit, si SJE a de si long développement sur le Cœur de Marie, c’est pour exprimer comment le nôtre peut être touché et peut participer de la même expérience divine. De manière très moderne, le père Eudes parle du Cœur de Marie comme du prototype de tout cœur croyant.

 « Ce Cœur admirable est l’exemplaire et le modèle de nos cœurs, et la perfection consiste à faire en sorte qu’ils soient autant d’images vives du saint Cœur de Marie ».

(OC VIII p. 431, Lectionnaire 52)

Allant plus loin encore, SJE parle de Marie comme du prototype du chrétien ! Cela se comprend puisque le Cœur de Marie est le modèle, le prototype de notre cœur. C’est là toute l’importance de Marie. Dans le Cœur de Marie, nous puisons le grand encouragement qu’un cœur humain puisse aimer de la sorte. A la suite de Marie, à son école, laissons-nous habiter par l’amour de Dieu, comme elle a su le faire par son FIAT et la fidélité à ce oui.

 

Revenons à la liturgie que SJE met en place. Nous pouvons lire dans l’antienne d’ouverture à la fête du Cœur de Marie : « Jésus règne dans le cœur de Marie, venez adorons-le, c’est lui notre amour et notre vie ». Pour SJE, et dès 1648, le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie ne font qu’un. Que ce soit par la profusion de la joie ou la communion à la souffrance, Jean Eudes spécifie bien que ce Cœur de Marie est le « tabernacle de Dieu », le « trône du Fils de Dieu » (OC VI, 141).

Dès son premier livre, La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (1637), le père Eudes écrivait :

« Nous ne devons pas séparer ce que Dieu a uni si parfaitement. Jésus et Marie sont si étroitement liés ensemble, que qui voit Jésus voit Marie, qui aime Jésus aime Marie. Celui-là n’est pas vraiment chrétien qui n’a pas de dévotion à la Mère de Jésus-Christ et de tous les chrétiens. […] Il nous faut regarder et adorer son Fils en elle, et n’y regarder et adorer que lui. Car c’est ainsi qu’elle veut être honorée, parce que d’elle-même et par elle-même, elle n’est rien : son Fils est tout en elle ».

(OC I 337, Lectionnaire 50)

 

Du fait de l’union de la Mère et du Fils, le Cœur de Marie et celui de Jésus ne font qu’un. Dès lors, en enfant de Dieu, ayant Marie pour Mère, nous avons toujours à chercher à imiter « ce Cœur, roi de nos cœurs » (OC VI, 359 et VIII, 139). Alors je ne peux pas rester à sonder plus longtemps le Cœur de Marie sans venir au Cœur de Jésus.

 

 

2-      Contemplation du Cœur de Jésus incarnation de l’amour du Père

Nous avons vu comment le contexte et les événements de la vie étaient importants pour la progression spirituelle de SJE. Je relève avec prudence une coïncidence étonnante. Fin XVI°, des chirurgiens anglais découvrent la circulation sanguine. La chirurgie vasculaire nait. Elle arrive en France par la Normandie, le pays de SJE. Plus tard, le plus jeune des frères de SJE, Charles Eudes d’Houay sera un des premiers médecins français de la chirurgie vasculaire. Nous ne pouvons pas aller plus loin sans contraindre la vérité historique. Notons simplement ce contexte. Retenons qu’au temps de SJE le cœur humain est devenu central dans la vie humaine. N’oublions pas également que le père Eudes a été traumatisé enfant, il avait huit ans, par l’assassinat du roi Henri IV, tué d’un coup de poignard dans le cœur. Et c’est donc dans ce contexte de prise de conscience de la dimension vitale du muscle cardiaque pour la vie humaine, que SJE met le cœur au centre de la vie de Dieu.

SJE est sensible à toutes les situations de détresse, les « indéfendus » comme il aime les désigner : pestiférés, femmes prostituées, révoltés « va-nu-pieds » en prison, tous les incarcérés. Pour tous, il sent l’importance de manifester l’amour de Dieu, sa proximité, sa relation, son alliance. C’est à cette expression de la tendresse divine que Jean Eudes associe la notion de Cœur de Dieu, Cœur de Jésus comme manifestation, incarnation de l’amour du Père.

Le cœur est indispensable à la vie corporelle. En prenant l’image du cœur, SJE montre que notre vie ne peut exister sans la plénitude de l’amour de Dieu. Et cet amour s’est manifesté en Jésus-Christ. C’est vital. C’est le Christ qui est la vie, vie qu’il nous donne en partage par amour, par expression de l’amour du Père. Le Christ est le Cœur de Dieu incarné.

 

Vous savez que la spiritualité de l’Ecole Française est christique[5] et fondée sur l’Incarnation. Dès lors, toute vie à un prix inestimable puisque Dieu a partagé la condition humaine. Toute personne est sauvée par le Christ. Vous avez noté que le vocable eudiste est « cœur de Jésus » et non « Sacré Cœur ». SJE nous invite à contempler l’amour incarné, l’amour proche, l’amour accessible du Père dans le Fils et pour tous ses enfants. Ce n’est pas d’abord un amour divin ou sacré. Ce n’est pas plus selon certaines représentations d’un Christ dépoitraillé, un cœur signe d’un amour seulement humain ou seulement physique. C’est un amour accessible à tout homme. Au bénéfice de tout homme, l’amour de Dieu est dans le Cœur de Jésus, Dieu fait homme.

« « Je vous aime, dit Jésus » (Jn 15, 9). Pesons bien ces paroles. Si un prince ou un roi de la terre prenait la peine de se transporter en la maison du dernier de ses sujets pour lui dire: «Je viens ici exprès pour vous assurer que je vous aime, et que je vous ferai sentir les effets de mon affection», quelle joie pour ce pauvre homme! Voici infiniment davantage, voici le Roi des rois, le Saint des saints, le Fils unique de Dieu, le Fils unique de Marie, qui est descendu du ciel exprès, et qui est venu ici-bas pour nous dire: Je vous aime. Moi qui suis le Créateur de toutes choses, moi qui gouverne tout l'univers, moi qui possède tous les trésors  du ciel et de la terre, moi qui fais tout ce que je veux, et à la volonté duquel personne ne peut résister, je vous aime.»

OC VIII, 275

Vous le voyez, l’inspiration de Jean Eudes est johannique. Mais il ne part pas du récit de cœur transpercé par la lance (Jn 19,34-37). Pour notre maître spirituel, ce qui compte dans l’image du Cœur, c’est la relation entre le disciple et le Sauveur : « Il y avait à table, appuyé contre Jésus, l’un de ses disciples, celui que Jésus aimait » (Jn 13,23). Un disciple que Jésus aimait, un disciple appuyé contre Jésus, appuyé sur sa poitrine, appuyé sur son cœur. Voilà le double mouvement : un disciple que Jésus aime, un disciple qui peut entendre la Parole de Jésus et, en même temps, les battements de son cœur. Un cœur qui bat par amour pour ce disciple, pour tous les disciples.

Pour bien comprendre le fond de la démarche, continuons d’explorer l’évangile de Jean, et regardons comment il nous enseigne la communion du Cœur de Jésus et du Cœur de Marie. Vous le savez bien, cela nous renvoie à deux passages : Cana et la Croix.

Au chapitre 2, ce sont les noces de Cana. Jésus et Marie sont là, ensemble, encore et toujours. Regardons Marie. Elle se préoccupe de la situation, elle est charité pour les mariés. Son cœur s’emballe. Et se faisant, elle ne met pas le projecteur sur elle, mais sur son Fils : « faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2,5). C’est le mouvement décrit par SJE : un amour qui unit Jésus et Marie, qui est ouvert sur l’amour pour tous les hommes, qui permet qu’ils rencontrent le Christ et soit touchés par le débordement de l’amour du Christ.

Et cette dynamique culmine à la Croix. Jésus et Marie sont là, ensemble, encore et toujours. « Jésus dit à sa Mère : « femme voici ton fils ». Puis il dit au disciple : « voici ta mère ».  (Jn 19, 26-27). Tout est dit. Tout est vécu. L’amour culmine dans ce don. Jésus est donné, donné par amour. Marie aussi. De Mère du Christ, elle devient Mère des hommes. Son amour pour son Fils devient amour pour nous. Le Cœur de Marie, c’est le cœur de la Mère du Christ qui aime de la même manière tous les hommes, avec un cœur de Mère, le cœur de la Mère de toute l’humanité. Et elle puise cet amour dans le Cœur de son Fils, dans l’union au Cœur de Jésus. Encore une fois, c’est l’enjeu d’une communication. Avec un Cœur uni au Cœur de son Fils, Marie est remplie de l’amour par Dieu. Ce qui s’expérimente dans ce cœur féminin est communicable à tous les cœurs humains.

 

Alors comme nous avons cherché à voir ce qui se passe dans le Cœur de Marie, communion de joie et de souffrance, nous pouvons scruter l’activité dans le Cœur de Jésus. Pour nous y aider, accueillons une petite remarque iconographique : comment reconnaît-on une statue ou un portrait de SJE ? C’est un prêtre en soutane, ça va avec son époque et évoque qu’il est formateur de prêtres. Et ce prêtre porte à la main un cœur. Ce n’est pas son cœur qui lui aurait été arraché comme pour représenter un martyr. Approchons-nous. Ce cœur est surmonté d’une croix. C’est le Cœur de Jésus. Approchons-nous encore. Ce cœur n’est pas transpercé, n’est pas ensanglanté. Il est surmonté de flammes. C’est « une fournaise d’amour » dit SJE. Ecoutons-le :

« Le Coeur de notre Sauveur est un foyer ardent d'amour au regard de nous: d'amour purifiant, d'amour illuminant, d'amour sanctifiant,  d'amour transformant, et d'amour déifiant. D'amour purifiant, dans lequel les cœurs sont purifiés plus parfaitement que l'or dans le feu. D'amour illuminant, qui dissipe les ténèbres de l'enfer dont la terre est couverte, et qui nous fait entrer dans les lumières admirables du ciel: Il nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière (1 P 2,9). D'amour sanctifiant, qui détruit le péché dans nos âmes, pour y établir le règne de la grâce. D'amour transformant, qui transforme les serpents en colombes, les loups en agneaux, les bêtes en anges, les enfants du diable en enfants de Dieu, les enfants de colère et  de malédiction en enfants  de grâce et de bénédiction. D'amour déifiant, qui fait les hommes dieux, les rendant participants de la sainteté de Dieu, de sa miséricorde, de sa patience, de sa bonté, de son amour, de sa charité et de ses autres divines perfections : participants de la nature divine (2 P 1, 4)

Le Coeur de Jésus est un feu qui répand ses flammes de tous côtés, dans le ciel, sur la terre, et par tout l'univers; feux et flammes qui embrasent les cœurs des Séraphins, et qui embraseraient tous les cœurs de la terre, si les glaces  du péché ne s'y opposaient.

Il a un amour extraordinaire pour les hommes, tant pour les bons et pour ses amis, que pour les méchants et pour ses ennemis: pour lesquels il a une charité si ardente, que tous les torrents des eaux de leurs péchés ne sont pas capables de l'éteindre: les grandes eaux n'ont pu éteindre l'amour (Ct 8, 7).

Feux sacrés du Coeur de mon Sauveur, venez fondre sur mon cœur et sur les cœurs de tous mes frères ».

OC VIII, 350

Avec ce texte de SJE, nous sommes à mi-parcours et au cœur de la démarche. Nous avons vu que le Cœur de Marie nous encourageait à contempler l’élan d’amour qui déborde dans et de notre cœur. Nous avons pris conscience que le Cœur de Marie n’aimait pas du fait d’une force intérieure mais de sa communion au Cœur de Jésus. Et nous voici à la source, le cœur de Jésus comme fournaise d’amour est celui qui nous communique la force d’aimer, comme cela s’est opéré en Marie. Notre contemplation du Cœur de Jésus et Marie est pour nous ouvrir à scruter l’action de Dieu dans notre cœur et le déploiement d’amour que le Père nous communique en son Fils.

Cette image du Cœur de Jésus comme une fournaise d’amour nous offre une synthèse de la vision eudiste du Cœur de Jésus. Contempler le Cœur dit le quoi de la mission du Christ : il est venu révéler l’amour de Dieu (« que le monde sache que tu m’as envoyé et que je les ai aimés comme tu m’as aimé » Jn 17,23). Et le Cœur de Jésus nous dit aussi le comment de la mission du Christ : c’est une révélation en aimant, en accomplissant le don total (« il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » Jn 15,13).

 

Rappelons-nous que nous sommes au XVII° siècle. Le feu, comme le cœur, dit la vie. Pour désigner une maison, on parle du foyer. Pour compter une population d’un bourg, on parle du nombre d’âtres. Mais aussi, le feu est un péril car il peut se propager. Audacieusement, Jean Eudes emploie positivement cette image de la propagation. La fournaise de l’amour du Cœur de Jésus s’est déployée dans le Cœur de Marie qui est au même titre une fournaise d’amour, une fournaise du même amour. Ce n’est pas une autre fournaise. C’est la même fournaise bienveillante, bienfaisante, par communication. Il n’y a pas de distinction possible. C’est le même amour qui les habite et les embrase.  Je ne vous lis que quelques extraits de ce texte enflammé (vous aurez l’intégrale dans le texte qui vous sera diffusé) :

Que le Coeur de la Mère de belle dilection

est une Fournaise d'amour et de charité.

 

Premier point.

Considérez et honorez le très aimable Coeur de la Mère du Sauveur comme une fournaise d'amour vers Dieu. C'est une fournaise d'amour, parce que le péché, l'amour du monde et l'amour-propre n'y ayant jamais eu de part, il a toujours été tout rempli et tout embrasé des feux sacrés de l'amour divin. C'est une fournaise d'amour, parce que ce saint Coeur n'a jamais rien aimé que Dieu seul, et ce que Dieu voulait qu'il aimât en lui et pour lui. C'est une fournaise d'amour, parce que la bienheureuse Vierge a toujours aimé Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces; et qu'elle n'a jamais rien fait que par amour vers Dieu, et par un très pur amour, n'ayant jamais eu d'autre intention en tout ce qu'elle pensait, disait et souffrait, que de plaire à Dieu; et faisant toutes choses Corde magno et animo volenti, d'un grand cœur et avec toute la perfection qui lui était possible, pour plaire davantage à sa divine Majesté.

C'est une fournaise d'amour, parce que, non seulement elle a toujours voulu tout ce que Dieu voulait, et n'a jamais rien voulu de ce qu'il ne voulait pas; mais encore parce qu'elle a toujours mis tout son contentement et toute sa joie en la très aimable volonté de Dieu.

C'est une fournaise d'amour tellement embrasée, que tous les torrents et les déluges des eaux de toutes les souffrances indicibles qu'elle a portées, n'ont pas été capables non seulement d'éteindre, mais de ralentir tant soit peu les flammes très ardentes de cette fournaise.

C'est une fournaise d'amour, dans laquelle le Saint-Esprit, qui est tout feu et tout amour, ayant allumé son divin feu dès le premier instant auquel ce Coeur virginal a commencé de vivre, il n'a jamais cessé de l'enflammer et de l'embraser de plus en plus, de moment en moment, jusqu'au dernier soupir de la vie de cette Mère d'amour. O feux et flammes sacrées de cette sainte fournaise, venez fondre sur nos cœurs. 

 

Second point.

Considérez que ce même Coeur de la Mère de belle dilection est une fournaise d'amour, dans laquelle le Fils unique de Dieu et le Fils unique de Marie, qui est le feu et l'amour essentiel, et qui s'appelle dans ses Écritures: Ignis consumens  (Dt 4,24) : «un feu consumant », a toujours fait sa demeure et l'y fera éternellement. Jugez quels feux, quelles flammes, quels embrasements il a portés dans ce Coeur de sa divine Mère, dans lequel il n'a trouvé aucun obstacle à ses desseins. Certainement ce Fils bien-aimé de Marie est dans le Coeur de sa très divine Mère, comme une fournaise immense d'amour divin dans une autre fournaise tout embrasée du même amour: fournaise qui porte ses flammes jusqu'aux cœurs des Séraphins, pour les enflammer de plus en plus; et même jusqu'au Coeur du Père céleste, qui est son Fils bien-aimé qu'elle lui ravit, le tirant de son sein paternel, et l'attirant dans le sein virginal de Marie.

 O sainte fournaise, bienheureux ceux qui s'approchent de vos sacrés feux! plus heureux ceux qui sont embrasés de vos célestes flammes ! très heureux ceux qui se plongent, qui se perdent et qui se consument dans vos divins brasiers ! O fournaise d'amour, répandez vos flammes par tout l'univers, afin que les désirs de mon Sauveur s'accomplissent, qui a dit, qu'il est venu en la terre pour y mettre le feu, et qui ne désire autre chose, sinon qu'il embrase les cœurs de tous les hommesIgnem veni mittere in terram, et quid volo, nisi ut accendatur ? » Luc 12,49). Quiconque veut brûler de ce feu, qu'il travaille à éteindre en soi le feu de l'amour du monde et de soi-même; et qu'il s'étudie à n'aimer que Dieu, à l'aimer de tout son cœur, à faire toutes ses actions et à les bien faire pour son amour, à n'avoir point d'autre intention en toutes choses que de lui plaire, et à mettre toute sa joie, pour l'amour de lui, en sa divine volonté et dans toutes les croix qui lui arrivent. O Mère d'amour, faites par vos prières que ces choses s'accomplissent en nous.

 

(Troisième point)

Considérez et honorez le sacré Coeur de la Mère de Jésus, comme une fournaise de charité vers les hommes.

 C'est une fournaise de charité, dans laquelle il n'est jamais entré aucune pensée ni sentiment contraire à la charité. C'est une fournaise de charité si ardente, même vers ses plus grands ennemis, qu'elle a sacrifié pour eux son Fils unique et bien-aimé, et à l'heure même qu'ils le massacraient cruellement, et qu'ils transperçaient son Coeur maternel de mille glaives de douleur.

C'est une fournaise de charité vers ses enfants bien-aimés, qu'elle aime si ardemment, que si l'amour de tous les pères et de toutes les mères qui ont été, sont et seront, était assemblé et réuni dans un seul cœur,  à peine serait-ce une étincelle de cette ardente fournaise d'amour qui embrase le Coeur de notre divine Mère.

C'est une fournaise si ardente de charité et de zèle pour le salut de toutes les âmes, qu'elle aurait de bon cœur souffert tous les tourments de l'enfer, lorsqu'elle était en ce monde, pour aider à en sauver une seule. Car, si Moïse et saint Paul, sainte Catherine de Sienne et plusieurs autres saintes âmes ont été dans cette disposition, combien d'avantage la Reine de tous les Saints, qui elle seule a plus de charité pour les âmes que tous les Saints ensemble 1!

Rendez grâces au Fils de Marie, d'avoir ainsi enflammé son Coeur du feu de la divine charité qui embrase le sien au regard de nous. Remerciez cette très charitable Vierge de tous les effets de sa charité envers le genre humain. Entrez dans le désir d'imiter autant que vous pourrez la charité de votre très bonne Mère. Examinez-vous sur les fautes que vous y avez faites par le passé, pour vous en humilier et en demander pardon à Dieu, lui offrant le très aimable Coeur de la bienheureuse Vierge en réparation. Offrez aussi votre cœur à cette même Vierge, et la suppliez d'y détruire tout ce qui est contraire à la charité, et d'y graver une image parfaite de sa charité vers ses amis et vers toutes les âmes. 

 OC VIII, 139-142

Ainsi la fournaise du Cœur de Jésus qui se répand en Marie peut tout autant se répandre en nous. Alors, ce Cœur embrasé de Jésus dit aussi notre participation à la Mission du Christ : nous reconnaître aimés de Dieu et l’annoncer en aimant. C’est ce que nous allons sonder dans la dernière partie en contemplant le Cœur de Miséricorde.

 

 

3-      Contemplation du Cœur de Miséricorde, appel à une réponse en actes

C’est en 1648, comme nous l’avons vu, que saint Jean Eudes a institué la fête du Cœur de Marie. Je ne l’ai pas encore mentionné, c’est le 20 octobre 1672 que, pour la première fois, Jean Eudes a célébré la messe de la fête du Cœur de Jésus. Mais dès 1641, il avait rédigé la célèbre salutation au Cœur de Jésus et Marie[6] :

 

Ave, Cor sanctissimum

Ave, Cor mitissimum

Ave, Cor humillimum

Ave, Cor purissimu

Ave, Cor devotissimum

Ave, Cor sapientissimum

Ave, Cor patientissimum

Ave, Cor obedientissimum

Ave, Cor vigilantissimum

Ave, Cor fidelissimum

Ave, Cor beatissimum

Ave, Cor misericordissimum

 

Ave, Cor amantissimum Jesu et Mariae

   

    Te adoramus,

te laudamus,    

te glorificamus,

tibi gratias agimus

        Te amamus

        ex toto corde nostro,

        ex tota anima nostra

        et ex totis viribus nostris

              Tibicor nostrum offerimus,

              donamus,

              consecramus,

               immolamus;

    Accipe et posside illud totum

    et purifica

    et illumina

    et sanctifica;

  ut in ipso vivas et regnes et nunc

  et semper et in saecula saeculorum. 

     Nous te saluons, Cœur très saint,                  

Nous te saluons, Cœur très doux               
      Nous te saluons, Cœur très humble.               

Nous te saluons, Cœur très pur,              
     Nous te saluons, Cœur donné sans réserve,

Nous te saluons, Cœur très sage,
    Nous te saluons, Cœur très patient

Nous te saluons, Cœur très obéissant,
    Nous te saluons, Cœur très vigilant,

Nous te saluons, Cœur très fidèle,
    Nous te saluons, Cœur bienheureux,

Nous te saluons, Cœur plein de miséricorde,

Nous te saluons,

Cœur très aimant de Jésus et Marie,

    Nous t'adorons,
Nous te louons,

    Nous te glorifions,
Nous te rendons grâce,

    Nous t'aimons,
De tout notre cœur,

    De toute notre âme,
De toutes nos forces,

     Nous t'offrons notre cœur,
Nous te le donnons,

    Nous te le consacrons,
Nous te le sacrifions,

    Reçois-le, possède-le tout entier,
Purifie-le,

    Éclaire-le,
Sanctifie-le,

    En lui, vis et règne, maintenant,

    toujours et à jamais.  AMEN

 

Cette version que je viens de lire est en fait celle de 1653. La version originale comportait 12 versets de salutations. En 1653, Jean Eudes en a ajouté une treizième. Que s’est-il passé ? Comme vous le savez, la fondation des Eudistes correspond à la fondation du premier séminaire de Caen, le 25 mars 1643. Aussitôt Jean Eudes se lance dans la construction d’une institution. Coup de frein brutal, crise de confiance avec l’évêque de Bayeux, le 29 novembre 1650, le culte est interdit dans la chapelle du séminaire. Il faut attendre le 10 mai 1653 pour que le nouvel évêque restitue toute sa légitimité à notre fondateur et que la chapelle du séminaire puisse rouvrir. Cette joie est si intense, que Jean Eudes en signe d’action de grâce, mais surtout de reconnaissance que c’est la Miséricorde de Dieu qui a été à l’œuvre, et pas celle de l’évêque, qu’il fait ajouter la mention « Cor misericordissimum » à la prière litanique de salutation du Cœur de Jésus[7]. Le père Eudes contemple la Miséricorde de Dieu dans la manifestation de son amour. C’est dans cette chapelle que SJE présidera la première fête liturgique du Cœur de Jésus, Cor misericordissimum.

Parmi bien d’autres, une autre expérience a fait méditer dans la durée l’apôtre de la dévotion aux Cœurs sur la Miséricorde de Dieu. Suite à une dénonciation calomnieuse insinuant que pour Jean Eudes l’autorité du Pape serait supérieure à celle du Roi de France, Louis XIV bannit le prêtre normand le 8 septembre 1673. Le 14 avril suivant, il est même assigné à ne plus sortir de Caen. Il a fallu bien des tractations, des prières et de la persévérance pour faire lever cette sanction. Cela intervient six ans plus tard, le 17 juin 1679. Ecoutons la manière dont Jean Eudes nous en rend compte :

« J'ai souffert une grande affliction, par une calomnie très fausse qu'on avait mise dans l'esprit du Roi contre moi, m'accusant d'avoir présenté une supplique à Notre Saint-Père le Pape, pour lui demander permission de lui faire obéissance etiam in iis quae dubium movere possunt, qui est une chose à laquelle je n'ai jamais pensé. Cependant, on avait fait passer cela comme un crime dans l'esprit du Roi, ce qui tendait à faire détruire notre Congrégation. Mais la divine Bonté y a mis empêchement par l'entremise de la sainte Vierge, en cette façon: Ayant fait vœu à Dieu de dédier une des principales chapelles de notre église de Caen en l'honneur de sa Conception Immaculée, trois jours après, j'ai reçu une lettre de Mgr Claude Auvry, ancien Évêque de Coutances, qui m'écrivait à Caen de la part de Mgr l'Archevêque de Paris, que le Roi avait perdu la mauvaise impression qu'on lui avait donnée contre moi, et que je vinsse à Paris pour en remercier Sa Majesté. Ce qu'ayant fait, Mgr de Paris m'ayant présenté au Roi, je lui parlai de cette façon: «Sire, me voici aux pieds de Votre Majesté, pour lui rendre mes très humbles grâces de la bonté qu'elle a de souffrir que j'aie l'honneur et la consolation de la voir encore une fois avant que je meure, pour, lui protester qu'il n'y a point d'homme au monde qui ait plus de zèle et d'ardeur pour son service et pour ses intérêts que j'en ai. C'est dans ce sentiment que je désire employer et consumer le peu de jours qui me restent, à vivre. Je vous supplie aussi très humblement, Sire, de nous honorer de votre royale protection, et de nous continuer l'honneur de vos grâces et de vos faveurs.  C'est ce que j'espère de cette merveilleuse bonté qui  ravit et qui réjouit les cœurs de ceux qui ont l'honneur de parler à Votre Royale Majesté, dont il ne s'en retourne aucun qui ne soit comblé de joie et de consolation.»

La réponse du Roi. 

Le Roi, ayant entendu ces choses avec bien de l'attention et avec un visage plein de bonté, me parla en cette manière: «Je suis bien aise de vous voir, je suis bien persuadé des grands biens que vous faites en mon Royaume. Continuez à travailler comme vous faites. Je serai bien aise de vous voir encore, et je vous servirai et protégerai dans toutes les occasions qui s'en présenteront.».

Voilà les paroles du Roi qui se remplirent d'une satisfaction indicible. C'est ainsi, donc, qu'après une désolation de six ans, le Père des miséricordes et le Dieu de consolation a voulu essuyer mes larmes, et changer mes angoisses très amères en des joies incroyables, dont il soit béni et loué éternellement. Grâces aussi et louanges immortelles à la Mère de grâce et de bénédiction, par les mains de laquelle passent tous les biens que la divine Bonté nous envoie. 

Mémorial des bienfaits de Dieu, n°102, OC XII p. 123-124

 

Nous pouvons noter que SJE ne salue pas la bonté du Roi, mais il reconnaît que c’est un acte du « Père des miséricordes ». Encore une fois, nous voyons combien SJE puise dans les événements de sa vie l’approfondissement de sa spiritualité. Il fait personnellement l’expérience de l’amour de Dieu. Peu à peu, il en devient l’apôtre dans le culte du Cœur de Jésus et Marie, un cœur uni qui exprime la miséricorde de Dieu pour tous.  Chacun quand il est touché par cette expression de l’amour du Père, en devient le porteur et le propagateur.

 

Mais revenons à la salutation de l’Ave Cor. Regardez combien ce Cœur n’est pas étranger à l’homme. Il appelle notre relation, notre union. C’est toute la finale de la prière :

Nous t'offrons notre cœur,

nous te le donnons, nous te le consacrons, nous te le sacrifions,

reçois-le, possède-le tout entier, purifie-le, éclaire-le, sanctifie-le,

En lui, vis et règne, maintenant, toujours et à jamais.  AMEN

 

En nous faisant contempler le Cœur de Jésus et Marie, Jean Eudes nous conduit à nous donner, à nous laisser habiter par cet amour infini. Cette miséricorde du Père est manifestée dans le Fils. Par Marie, la miséricorde s’est révélée accessible dans un cœur pleinement humain. C’est le temps de la propagation du feu de l’amour divin. Comme Marie, comme Jean Eudes, nous faisons l’expérience de la miséricorde divine pour en vivre et en rayonner. A nouveau, je laisse Jean Eudes développer ce point :

Ô mon Dieu, vous êtes infiniment digne d'être aimé, loué et glorifié; nous avons une infinité d'obligations de vous aimer et glorifier; mais parce que nous n'avons point de cœur ni d'esprit qui soit ni digne ni capable de nous acquitter de ces obligations, votre sagesse incompréhensible nous a trouvé, et votre bonté immense nous a donné un moyen admirable pour y satisfaire pleinement et parfaitement: c'est que vous nous avez donné l'Esprit et le Coeur de votre Fils, qui est votre propre Esprit et votre propre Coeur, et vous nous l'avez donné pour être notre propre esprit et notre propre cœur, selon la promesse que vous nous en aviez faite par la bouche de votre Prophète, en ces paroles : « Je vous donnerai un cœur  nouveau, et je mettrai  un esprit  nouveau au milieu de vous » (Ez 36 2 6 ) . […]Il n'y a que l'Esprit et le Coeur de Dieu qui soient dignes d'aimer et louer Dieu, et qui soient capables de le bénir et aimer autant qu'il le doit être. Voilà pourquoi, mon Seigneur, vous nous avez donné votre Coeur, qui est le Coeur de votre Fils Jésus, comme aussi le Coeur de sa divine Mère, qui tous ensemble ne sont qu'un seul cœur.

Vous qui lisez ces choses, mettez ceci dans votre esprit  que ce Coeur vous a été donné, afin que vous serviez et honoriez Dieu, et que vous fassiez sa volonté avec un grand cœur et un grand amour (2 M 1,3).

Pour cet effet, renoncez à votre propre cœur, c'est-à-dire  à  votre  propre esprit, à votre propre volonté et à votre amour-propre; et donnez-vous à Jésus, pour entrer dans l'immensité de son grand Coeur, qui contient le Coeur de sa sainte Mère, et pour vous perdre dans cet abîme d'amour, de charité, de miséricorde, d'humilité de pureté, de patience, de soumission et de sainteté.

Ne vous contentez pas d'aimer Dieu avec votre cœur humain: cela est  trop  peu de chose, cela n'est rien. Mais aimez-le Corde magno et animo volenti, aimez-le en tout l'amour de votre grand Coeur. Quand on vous demandera si vous l'aimez, dites: «Oui, je le veux aimer, et  de tout mon grand Coeur, et je me donne à lui pour cela.» Si vous aimez votre prochain et que vous ayez quelque action de charité à faire, aimez-le et faites  pour lui tout  ce que vous devez, en la charité de votre grand Coeur. S'il faut souffrir quelque chose, que ce soit en son esprit d'humilité, de patience, de soumission et d'amour. Si vous avez à faire quelque obligation, donation ou sacrifice à Dieu, de vous-même ou de quelque autre chose, que ce soit en l'esprit  d'amour et de zèle de votre grand Coeur. Quand vous direz ces saintes paroles: Je vous louerai, Seigneur, de tout mon Coeur (Ps 110,1), que votre intention soit de parler de votre grand Coeur. Enfin, quoi que vous fassiez, faites toutes choses dans l'esprit et dans les dispositions de votre grand Coeur, en renonçant au vôtre et en vous donnant à Jésus pour agir dans l'esprit qui anime le sien.

OC VI p. 261-265

 

Vous voyez bien la logique dans son entier maintenant. Notre cœur est indigne de Dieu, voir incapable d’aimer. Mais en Marie, c’est l’inverse qui a été manifesté. Et dans la mort et la résurrection de son Fils, le Père a communiqué cette possibilité d’embrasement à tous les cœurs humains. C’est l’accomplissement de la prophétie d’Ezéchiel : « je vous donnerai un cœur nouveau ». Ce Cœur nouveau, c’est le Cœur de Jésus auquel nous pouvons nous unir. Dès lors nous pourrons « aimer comme il nous a aimé ».

La Miséricorde de Dieu qui nous rejoint par le Cœur de Jésus nous entraine à aimer jusque-là : elle se donne à nous, pour nous donner les moyens d’aimer et de nous donner à Dieu. Dans le temps imparti, je n’ai pu évoquer que Jean Eudes puise à la source scripturaire de Jean, mais il le fait aussi en Paul. Juste un appui paulinien au stade où nous en sommes :

04 Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés,

05 nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ : c’est bien par grâce que vous êtes sauvés.

06 Avec lui, il nous a ressuscités et il nous a fait siéger aux cieux, dans le Christ Jésus.

07 Il a voulu ainsi montrer, au long des âges futurs, la richesse surabondante de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus.

08 C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu.   (Ep 2,4-8)

 

Comment allons-nous répondre à ce don de Dieu ? Comment allons-nous répondre à la miséricorde du Père ? C’est là que la finale de l’Ave Cor prend un relief nouveau : « nous te donnons notre cœur ». Nous l’avons reçu de toi. Tu nous l’as donné. Nous te le donnons. Habite-le. Donne-nous la capacité de manifester comme toi la miséricorde du Père.

Et là encore SJE est très concret. Il nous appelle à passer à l’acte. SJE anticipe un auteur contemporain qui remet la miséricorde au gout du jour pour qu’elle soit vécue par l’homme en réponse à la Miséricorde de Dieu. Voici un texte de Jean Eudes de 1642, il est extrait du catéchisme que notre fondateur a écrit pour les missions en paroisse :

« Q. ‑‑ Combien y a‑t‑il d'œuvres de miséricorde corporelles ?

R. ‑‑ Sept: 1. Donner à manger à ceux qui ont faim; 2. Donner à boire à ceux qui ont soif; 3. Revêtir les nue; 4. Racheter les prisonniers; 5. Visiter les malades; 6. Loger les pèlerins et étrangers; 7. Ensevelir les morts.

Q. ‑‑ Combien y a‑t‑il d'œuvres de miséricorde spirituelles ?

R. ‑‑ Sept: 1. Donner bon conseil; 2. Enseigner les ignorants: 3. Corriger les défaillants; 4. Consoler les affligés; 5. Pardonner les offenses; 6. Supporter les défauts d'autrui; 7. Prier pour les vivants et les trépassés.

Q. ‑‑À qui est‑ce d'exercer toutes ces bonnes œuvres corporelles et spirituelles ?

R. ‑‑ C'est l'office et le métier principal, et ce doit être l'exercice ordinaire de tous les chrétiens, de quelque condition qu'ils soient.

Q. ‑‑ Est‑ce assez de faire ces bonnes œuvres‑là ?

R. ‑‑ Non, mais il les faut bien faire, c'est‑à‑dire pour plaire à Dieu, pour son pur amour et pour sa seule gloire. »        OC II p. 432

 

(je vous laisse comparer ce texte avec le n°15 de la bulle Misericordiae vultus)

 

Le message est simple. Il faut passer à l’action. Mais pour cela nous devons vivre embrasés du Cœur de Jésus, comme Marie. C’est ainsi que nous pourrons vivre du Cœur de Jésus qui manifeste la Miséricorde du Père. Dès lors, nous pouvons entrer en contemplation de tous les embrasements de ce Cœur de Jésus. Il faut le suivre sur les routes, les sentiers, les plages. Il faut l’accompagner dans les villes et dans les barques. C’est alors que nous le trouvons toujours en relations, toujours en amour offert, toujours en miséricorde partagée. Nous pouvons en prendre de la graine. A nous de suivre l’exemple du Christ. Dans la prière nous pouvons le contempler, découvrir ses attitudes, les élans de son cœur, ses sentiments et ses engagements. Dans la vie quotidienne, il nous revient de suivre son exemple. Je suis à la maison, que je me souvienne du Christ qui accueille à sa table, même celle que Simon ne veut pas voir chez lui (Lc 7,26ss). Je suis à l’église, que je porte le même regard profond que Jésus qui est le seul dans le Temple à prêter attention à cette veuve (Lc 21,2). Je suis en voyage, que j’aie la même intelligence des situations que Jésus à la porte du village de Naïm (Lc 7,11ss). Je suis embarqué dans une rencontre inattendue, que j’aie le même élan missionnaire que Jésus au puits de Jacob (Jn 4,5ss). Je suis dépassé par une situation, que j’ai la même sérénité que Jésus sur le cousin à l’arrière de la barque (Lc 8,22ss). Je peine à bâtir un pardon, que je m’appuie sur la parole de Jésus qui me dit « va et désormais ne pèche plus » (Jn 8,6;11), parole tremplin pour ma démarche. Je suis rejeté à cause de ma foi, ou mon engament n’est pas compris, que je continue ma route à la suite de Jésus passant au milieu d’eux (Lc 4,16ss). Je suis en prière, que je fasse place au Christ qui sort pour prier (Mc 1,35). A nous de prolonger et de développer la liste pour remarquer comment je peux puiser une attitude, une posture à la suite du Christ, exemple pour notre quotidien. Alors je me mets à continuer sa vie. Comme Marie, je me laisse embraser par le Cœur de Jésus.

La Miséricorde de Dieu se manifeste de manière concrète dans la vie de tout un chacun. Il nous revient donc de devenir manifestant de cette miséricorde reçue.

 

 

Envoi en mission : « missionnaires de la Miséricorde »

 

« Manifestants de la miséricorde », autant dire comme le Pape François et saint Jean Eudes : « missionnaires de la Miséricorde » :

«  Nous sommes les Missionnaires de la divine miséricorde, envoyés par le Père des miséricordes pour distribuer les trésors de sa miséricorde aux misérables, c'est-à-dire aux pécheurs, et pour traiter avec eux avec un esprit de miséricorde, de compassion et de douceur ».   

OC X p.398 lettre XX – (cf. n° 18 de la bulle du Pape François).

 

Arrivés au terme de notre parcours, je voudrais nous adresser un avertissement pour être de bons, mais aussi de justes, « missionnaires de la miséricorde ». Et pour cela, je vais vous livrer une dernière expérience de saint Jean Eudes. En 1627, il y a la peste à Argentan, le pays de naissance du saint. Il est alors en mission à Paris et demande la permission d’aller soutenir les pestiférés de son pays d’origine. Voilà bien un acte de miséricorde corporelle. Mais se faisant, Jean Eudes veut démontrer qu’il n’y va pas pour lui, ni pour en tirer gloire, ni pour mettre sa vie en danger. Il y va pour le Christ et par le Christ. Et pour que ce soit explicite de tous, le voilà qui installe dans une boite en fer blanc autour de son cou, le Saint Sacrement (mesurez bien l’audace pour l’époque où pour porter le viatique, il fallait un surplis, des servants pour porter cierge et cloche, et présenter le Saint-Sacrement à deux mains !). Jean Eudes acteur de la Miséricorde s’efface. C’est le Grand Cœur du Christ qu’il manifeste. Il est porteur de ce Cœur dans le sien et dans l’Eucharistie. Il met l’Eucharistie en avant pour manifester que c’est la Miséricorde du Père dans la présence du Fils qui visite les pestiférés. Voilà comment nos actes de miséricorde doivent renvoyer à l’unique Miséricorde, celle du Cœur de Dieu.

 

Marie nous donne à contempler son cœur envahi de l’amour de celui de son Fils. Jésus est le visage incarné de la Miséricorde du Père offerte à tous. Le Cœur de Jésus communique au Cœur de Marie l’embrasement de l’amour de Dieu. C’est ainsi qu’ils sont un Cœur uni. Nous pouvons nous aussi vivre de cette union au Cœur de Jésus en nous laissant prendre dans le feu de l’amour miséricordieux du Père. Laissons nos cœurs devenir transparents de la Miséricorde. Alors nous serons étincelles qui embraseront le monde de la Miséricorde de Dieu.

31 Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?

32 Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ?

33 Qui accusera ceux que Dieu a choisis ? Dieu est celui qui rend juste :

34 alors, qui pourra condamner ? Le Christ Jésus est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous :

35 alors, qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ?

36 En effet, il est écrit : C’est pour toi qu’on nous massacre sans arrêt, qu’on nous traite en brebis d’abattoir.

37 Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés.

38 J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances,

39 ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur.  (Rm 8,31-39)

 

 

Laurent Tournier, eudiste



[1] Sur les joies de Marie, il est possible de relire les belles pages du tome VII : la transcription de la prière de sainte Mecthilde (p. 375-ss), et les sept joies de Marie au ciel selon la description de saint Thomas de Cantorbéry (p. 384-ss). Dans le tome VIII, on trouvera le commentaire du Magnificat, pages 17-ss.

[2] Voir l’évocation des sept glaives de douleur transperçant le Cœur de Marie, OC V, 346.

[3] Jean Eudes décrit plus en détails dans OC VIII, 223-ss les douleurs de la Vierge Marie au moment de la Passion.

[4] Saint Augustin, La cité de Dieu, livre VIII, chapitre 17.

[5] Certains disent : « christocentrique »

[6] Remarquer en passant que dès 1641 (et donc bien avant 1648) Jean Eudes compose cette prière qui est adressée au seul cœur de Jésus et Marie

[7] Certains biographes posent également qu’en 1641, Jean Eudes n’a pas encore mis en œuvre les fondations. Mais dès qu’il va être entrainé dans cette aventure (novembre 1641 (les sœurs), mars 1643 (les pères), et aussi 1648 pour la société du Cœur Admirable, les laïcs), il perçoit tous ces instituts comme œuvres de miséricorde, mus par le « zèle pour la salut des âmes » pour toutes les femmes, tous les hommes.